A la lecture de Spinoza il devient manifeste que certaines formes temporelles qui passent pour l’expression de la structure de l’existence ou pour les conditions de toute conscience, sont en réalité forgées par l’imagination. La distinction entre la durée et le temps confère alors un nouvel éclairage à l’opposition classique entre un temps physique et un temps psychologique, car le temps façonné par la conscience imaginative produit des effets dans le monde jusqu’à être confondu avec la durée réelle des choses. Nous retrouvons là un trait caractéristique de l’analyse du temps : cet être d’imagination n’existe pas en dehors de notre pensée alors qu’il semble pourtant être l’objet d’une perception sensible.
La durée est une affection de l’existence, sa « continuation indéfinie » [1], dont la nature est masquée par la puissance de temporalisation de l’imagination. Nous vivons sur le mode de la confusion entre la durée et le temps, ce qui explique l’emprise de formes temporelles sur notre vie affective ou politique. La tentative spinoziste pour prévenir cette confusion et cerner la véritable essence de la durée revient simultanément à mettre à nu la domination subreptice que l’imagination du temps exerce sur le champ éthique et politique. Mais lorsque, dans l’ignorance du temps d’existence des choses, nous l’appréhendons à partir de la succession des idées imaginatives, ce dernier n’est pas immédiatement livré au hasard des affections temporelles, il est d’abord estimé par rapport à la régularité d’un ordre de rencontres. Dès lors que le temps n’est pas décompté rationnellement à partir d’un mouvement invariable, il trouve la source de son imagination dans la mémoire. C’est à partir du souvenir d’une série d’expériences que se forge la représentation du passé, du présent comme du futur [2]. Les auxiliaires temporels engendrés par l’imagination ne sauraient donc manquer de modifier la configuration du champ politique.
Dans le Traité théologico-politique comme dans
le Traité politique ainsi que dans la Lettre
L, Spinoza ne cesse d’affirmer que le pouvoir du souverain est absolu, aussi
longtemps qu’il conserve la puissance d’imposer le respect de ce qu’il édicte.
Les dirigeants détiennent le pouvoir souverain tant qu’ils possèdent l’art de
déterminer le désir de chacun à s’engager de nouveau l’instant suivant.
La
société politique ne repose pas sur un pacte originel mais sur la continuation
in-définie, la reproduction incessante du désir de s’engager. La source de la
souveraineté coïncide donc avec la durée de la multitude. Le droit du souverain
dépend de la reproduction incessante du désir de se soumettre qui affecte la
multitude. A chacun de ses moments, le désir d’obéissance de la multitude est
porteur de la souveraineté, chaque instant est indissociablement lié à une
action, au pouvoir suprême. A tout moment, la durée de la multitude peut passer
d’un régime à l’autre. Chaque régime se réduit alors à un simple status, à un état stabilisé du corps politique [3]. De
même que « le droit divin part du moment (ab eo tempore)
où les hommes ont promis par un pacte exprès d’obéir à Dieu en toute
chose », « à partir du moment (ab eo tempore) »
où les Hébreux transfèrent leur droit au roi de Babylone, le droit divin cesse
d’exister, ils doivent obéissance en tout à ce nouveau souverain [4]. Comme
la durée de la multitude est la source de la souveraineté chacun de ses moments
apparaît comme une occasion d’exercer le pouvoir souverain, pour quiconque saura
s’en saisir.
La durée de la multitude ne peut plus être représentée comme une
succession de moments amputés des actions auxquelles ils donnent naissance, mais
comme une série d’occasions de détenir la souveraineté. Avoir l’occasion de
prendre le pouvoir, de subjuguer le désir de transfert des sujets, cela revient
à détenir la force de saisir l’occasion qu’est le pouvoir souverain lui-même. La
souveraineté se réduit à la succession des occasions de son exercice. L’occasion
est la source de l’exercice du pouvoir souverain. Toute la question consiste
donc à savoir de quelle manière les gouvernants vont forger un temps social qui
établit la liaison entre des promesses qui n’engagent qu’un instant.
Dans
l’espace social, la distinction entre la durée et le temps prend la forme d’un
conflit entre la source de la souveraineté, la durée de la multitude et les
formes temporelles engendrées par les législateurs. L’Etat tente d’endiguer les
variations du désir d’obéissance qui affecte la puissance de la multitude,
toujours aussi parfaites à chacun des instants que l’on délimite en elles. Selon
Spinoza, la transition continue du désir à l’origine du transfert de droit est
la vérité indépassable de la vie politique, la cause prochaine dont on en déduit
toutes les propriétés. L’inconstance de la foule ne saurait être fustigée comme
un vice foncier de la multitude, elle traduit simplement l’action de causes
extérieures sur la durée qui l’affecte. Les hommes politiques s’efforcent ainsi
d’entretenir la confusion entre cette durée de l’esprit de la multitude et les
auxiliaires temporels qui structurent son imagination. Il s’agit de masquer le
fait que la souveraineté est une occasion, qu’elle se réduit à la succession des
moments propices à son exercice.
Le temps politique mesure la durée de la
multitude, dans le double sens où il relie les différents états qui l’affectent,
délimite des intervalles d’obéissance, et l’asservit à un mouvement régulier de
l’âme commune, ou à un ordre répété d’expériences, élaboré par des experts de la
multitude. De même que la durée se trouve nombrée par l’alternance du jour et de
la nuit, elle peut être mesurée par l’alternance des récompenses et des
châtiments (cf. le problème des fins de mois difficiles, où la délimitation
sociale se superpose à la délimitation calendaire). En ce sens, le temps a une
existence essentiellement intersubjective, « il… présuppose… les hommes
pensants » [5]. Il
n’est pas une affection des choses créées mais existe pourtant en dehors de
l’entendement de chacun. De par la définition de son statut ontologique le temps
possède immédiatement une signification politique.
Il suppose que chacun se
conforme par la durée qui lui est propre, à une unité de mesure commune, à un
ordre répété d’expériences, générateur d’affects communs. Chaque durée est
comparée, rapportée de l’extérieur, à des affects uniformisés. La durée de la
multitude qui est pourtant la source de la souveraineté semble donc dissimulée
par les temps politiques qui la mesurent.Etant donné que la naissance de la
société politique coïncide avec la formation d’un esprit commun, qui traduit
l’interdépendance imaginative des citoyens, les sujets sont conduits à percevoir
le temps tel qu’il est forgé par les affects qui les unissent.
Les affects de
crainte et d’espoir qui forment le noyau passionnel assurant l’effectivité du
transfert de droit au souverain, révèlent que la constitution de l’Etat suppose
la soumission des sujets à un auxiliaire temporel. Le temps serait donc pour une
part socialement construit. Les sujets manifestent le désir présent de suivre
les injonctions du souverain à partir de la représentation de l’issue future,
que la mémoire d’une série d’expériences passées, confère à cette obéissance. La
conduite présente résulte donc de l’idée imaginative du futur forgée par la
mémoire du passé.
Toute la difficulté pour les gouvernants est de construire
un ordre répété d’expériences qui laisse prévoir une issue future capable de
produire des affects qui s’opposent à la force du présent dans la vie
passionnelle. Moïse a ainsi bénéficié du fait que les hébreux n’ont pas manqué
de « reconnaître les bienfaits passés de Dieu (c’est-à-dire la liberté
succédant à la servitude d’Egypte, etc.) » [6]. La
prévision de la sécurité future à partir de ces expériences passées suffisait à
renouveler l’obéissance.
La conservation de l’Etat dépend alors d’un simple
rapport de force entre différents affects [7]. Le Traité théologico-politique annonce alors les analyses de la
quatrième partie de l’Ethique, car Spinoza y fonde l’étude de
la conservation de l’Etat sur l’expérience commune selon laquelle les passions
de l’âme « n’ont aucun égard à l’avenir (temporis futuri)
et ne tiennent compte que d’elles-mêmes » [8].
L’idée imaginative constitutive de l’affect passif affirme la présence de
l’objet qu’elle représente avec d’autant plus de force qu’il existe en acte,
qu’aucune image de choses n’occulte sa présence [9]. Le Traité politique s’appuie sur une analyse identique :
« …dans les moments de pire détresse de l’Etat, lorsque tous, comme il
arrive, sont pris d’une terreur panique, alors tous approuvent ce que la crainte
présente leur persuade, sans tenir compte ni de l’avenir ni des
lois » [10].
L’Etat doit devenir une puissance de temporalisation pour s’opposer à la force
du présent dans la vie passionnelle.
Les citoyens doivent être conduits à
l’obéissance par les affects de crainte et d’espoir que L’Etat parvient à
mobiliser. Or ces affects sont porteurs d’une forme temporelle, ils se
définissent comme la joie ou la tristesse inconstantes « née de l’idée
d’une chose future ou passée de l’issue (eventu) de laquelle nous doutons en
quelque mesure. » [11]
La seule façon de libérer les citoyens de la force
passionnelle du présent pour mieux les asservir, est d’associer à leurs actes
des conséquences imaginaires dotées d’une force affective supérieure à celle de
la situation présente, alors que les conséquences réelles de ces actes
comportent une charge affective bien moindre, incapable de triompher d’un désir
présent [12].
Si, toutes choses égales par ailleurs, l’imagination du présent produit des
affects plus intenses que celle du futur, la seule manière de redonner une force
passionnelle au futur est d’y rapporter des bienfaits qui par eux-mêmes occupent
davantage l’esprit que les biens présents. Pour assurer le renoncement à un bien
présent il faut donner à ce sacrifice des conséquences imaginaires qui, tout en
dépendant d’une issue future, possèdent une force affective plus intense liée à
la représentation d’un bienfait supérieur. La prévision de la simple
conservation de l’Etat ne suffirait pas toujours à produire un affect
suffisamment intense pour réduire l’appétit d’un bienfait immédiat et renouveler
le désir de soumission. Le temps forgé par les hommes politiques, à partir de
l’organisation d’un ordre répété d’expériences, résulte de l’association, au
sein de l’imagination des sujets, de certaines actions avec les prévisions
imaginaires de leur conséquences futures. Ce temps est asservissant car il se
constitue comme un cadre extérieur qui sépare d’une manière imaginaire les
actions de la multitude de leurs conséquences réelles. Selon Spinoza il est
acquis que c’est « à des esclaves et non à des hommes libres que l’on donne
des récompenses pour leur vertu. » [13]
Cet asservissement tient au fait que la fin de l’action
n’est pas conçue à partir de ses conséquences naturelles mais par la
représentation d’un bienfait futur, relié de l’extérieur, c’est-à-dire
légalement, à cette action [14]. Ce
n’est donc plus la fortune, mais l’Etat qui devient le principe de liaison des
moments temporels.
A la différence des lois qui dépendent d’une nécessité de
nature, la loi, conçue comme un commandement, se rapporte nécessairement à une
fin : elle est « une règle de vie (ratio vivendi)
que l’homme s’impose à lui-même ou impose à d’autres pour une fin
quelconque. » [15]
Or, le meilleur moyen de contenir le vulgaire est
d’instituer « une autre fin bien différente de celle qui suit
nécessairement de la nature des lois » [16]. La
« vraie fin des lois » politiques, entr’aperçue par un petit nombre,
et qui découle nécessairement de la nature de celles-ci, consiste à assurer la
paix et la sécurité parmi les citoyens [17]. Etant donné que cette fin véritable ne parvient pas à générer
des affects suffisamment forts pour déjouer les passions qui enchaînent aux
chimères du présent, les législateurs doivent savoir associer au respect des
lois d’autres fins, capables d’engendrer des affects qui redonnent une force
passionnelle au futur. Pour assurer le renouvellement de l’obéissance à l’Etat
les législateurs « …promettent aux défenseurs des lois ce que le vulgaire
aime le plus, tandis qu’ils menacent leurs violateurs de ce qu’il redoute le
plus. » [18]C’est donc par des promesses que les gouvernants donnent de
nouvelles fins aux lois, qui n’en sont pas les conséquences naturelles, partant
du principe que seule l’obéissance fait le sujet et non la raison pour laquelle
il obéit [19]. Un
citoyen qui obéit aux lois tout en étant trompé sur leurs véritables fins, n’en
est pas moins sujet, transfert l’usage de sa puissance par le désir qu’il a de
se soumettre. Ce leurre facilite même le transfert de puissance [20].
Les législateurs doivent, par l’étude de « la
complexion propre à chaque nation » [21],
trouver la nature des affects à même d’assurer la mystification conduisant à
respecter les lois. Les affects associés pourront alors varier selon la
catégorie professionnelle à soumettre. Mais l’Etat ne peut assurer durablement
sa conservation en s’en tenant aux seuls affects de crainte et d’espoir qui, par
la tristesse qu’ils ne manquent pas de générer, conduiraient les citoyens à
vouloir détruire la source de leur impuissance. Tout Etat doit assurer la
sécurité des citoyens. L’affect de sécurité, la « joie née de l’idée d’une
chose future ou passée au sujet de laquelle il n’y a plus de cause de
doute » (Eth III, déf. 14 des affects), apparaît au cœur du dispositif mis
en œuvre pour maîtriser la durée de la multitude.
De quelle nature est la
sécurité que l’Etat s’efforce d’imposer ?
Vivre en sécurité c’est
conserver « aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit
naturel d’exister et d’agir », pouvoir s’acquitter en sûreté de toutes les
fonctions de l’âme et du corps [22].
Seule l’institution de règles de droit permet à chacun de conserver son droit
naturel sans attenter à celui d’autrui. La sécurité coïncide donc avec l’absence
de transgression des lois, avec la perpétuation de l’ordre légal [23]. En
effet, dans la plupart des Etats, les séditions sont plus à craindre que les
guerres, la sécurité de l’Etat est davantage menacée par les ennemis de
l’intérieur que par ceux de l’extérieur [24].
Comme nous l’avons vu, les lois politiques instaurent un ordre en associant au
respect de la légalité des récompenses incitatrices et à leur violation des
châtiments dissuasifs. L’ordre légal objectif est le résultat de cet équilibre
passionnel par lequel les citoyens obéissent aux lois par espoir d’en tirer
parti et s’abstiennent de les violer par peur des représailles. En ce sens, la
véritable fin des lois politiques - à la différence des fins qui y sont
rattachées artificiellement - est la sécurité de l’Etat : « par loi
humaine j’entends une règle de vie servant seulement à la sécurité de la vie et
de l’Etat. » [25]
La sécurité est la situation objective qui découle du
respect par les citoyens comme par les dirigeants de l’ordre public construit
par des lois. La sécurité n’est donc pas le résultat d’une « vertu
privée », elle ne prend pas en compte le motif pour lequel les hommes
gouvernent ou obéissent [26],
mais relève d’une « vertu de l’Etat », de la puissance d’imposer à
tous les sujets le respect des lois [27].
Cependant la sécurité qui règne dans l’Etat ne doit pas réduire la paix dont
elle n’est que la condition à une simple absence de guerre.
Le corps
politique ne tend mécaniquement et naturellement à assurer sa propre
conservation qu’en fonction de la fin à partir de laquelle il a été institué. La
sécurité que les dirigeants instaurent dans un Etat dont ils ont reçu la
souveraineté par droit de conquête, peut se réduire à une simple absence de
guerre puisque la fin qui s’incorpore à un Etat vaincu n’est rien d’autre que la
domination [28]. En
revanche, l’Etat établi par une « multitude libre » doit instituer une
forme de sécurité qui ne dépende pas de l’inertie des sujets, de la terreur qui
les paralyse et les dissuade de recourir aux armes pour se révolter [29].
C’est en se référant aux fondements d’une république d’institution que l’on
déduit que « sa fin dernière n’est pas la domination » [30],
mais la sécurité dans la seule mesure où elle conduit à la paix, laquelle
« implique l’union des coeurs (animorum unione),
c’est-à-dire la concorde » [31].
Or, l’instauration de la concorde entre les citoyens dépend nécessairement d’un
motif intérieur, d’une action interne de l’âme, par laquelle les sujets sont
conduits à s’accorder les uns avec les autres. L’union des âmes devient ainsi la
condition de la conduite de la multitude comme par un seul esprit, du maintien
d’une âme commune. Quelle est la nature de l’action interne de l’âme qui pousse
les sujets à s’accorder et à renouveler cette union ?
Dans le
prolongement de l’Ethique, certains textes du Traité politique indiquent que les citoyens ne peuvent s’accorder
que s’ils sont gouvernés par des décrets rationnels qui visent l’utilité
commune [32].
Cela ne suppose pas, pour autant, que la condition de l’union des sujets par un
seul esprit consiste en leur effort pour vivre conformément aux commandements de
la raison. « Si la multitude s’accorde naturellement et accepte d’être
conduite comme par un seul esprit, elle ne le fait pas sous la conduite de la
raison, mais par la force de quelque passion commune. » [33]
De même que les citoyens peuvent être déterminés par des
motifs rationnels à obéir à des décrets injustes [34], il
est possible de les conduire par des motifs passionnels à se conformer à des
lois élaborées en fonction des prescriptions de la raison. Mais si le principe
de l’union des âmes réside dans des affects passifs, l’Etat possède le pouvoir
d’établir la concorde sans avoir nécessairement en vue l’utilité commune. Une
crainte commune détient donc la force d’assurer la concorde même si l’accord
qu’elle établit se fait « sans bonne foi » [35], et
si, à la moindre occasion favorable, la multitude tentera de détruire la cause
de cet affect.
La sécurité n’est donc la fin de la société établie par une
multitude libre que si elle ne se réduit pas à une situation objective [36], à
l’absence de violation des lois, mais qu’elle se confond avec un affect par
lequel les citoyens considèrent l’issue de bienfaits futurs comme si elle était
présente. Spinoza indique, en effet, que le corps politique a précisément pour
fin de libérer les individus de la crainte commune qui les asservit :
« …la société civile s’établit naturellement pour abolir la crainte commune
et écarter les malheurs communs » [37]. La
véritable fin de l’Etat est donc de transformer la crainte ou l’espoir éprouvés
en commun par les sujets en sécurité.
Dans quelle mesure l’affect de sécurité
assure-t-il l’union des âmes, la conduite de la multitude comme par un seul
esprit ? Il ne doit y avoir, dans l’état civil, qu’une « seule et
unique source de sécurité » pour tous les citoyens [38].
Cette source unique coïncide avec un ordre imaginaire forgé légalement par les
dirigeants. L’ordre que chaque Etat doit savoir instaurer et qui assure la
conservation de celui-ci, quels que soient les désirs singuliers qui affectent
les citoyens ou les dirigeants par ailleurs, n’est pas seulement un ordre
physique de protection des biens et des corps mais un ordre imaginaire,
intérieur à l’esprit commun de la multitude, qui tire son objectivité du fait
qu’il s’impose à tous les individus de l’extérieur. Le motif, la cause interne,
de l’obéissance de chacun dérive d’un ordre affectif commun à tous.
Si le
droit de l’Etat doit être protégé par les passions qui détiennent communément la
plus grande force dans l’état civil [39], l’ordre public ne tire sa puissance que de l’ordre imaginaire
qu’il produit. Les deux ordres s’engendrent et se renforcent, dans une certaine
mesure, par action réciproque. L’ordre imaginaire, comme toute fin, est l’objet
d’un désir, « les hommes préfèrent l’ordre à la confusion », car les
choses ordonnées s’imaginent plus distinctement et sont ainsi l’objet d’une
remémoration plus facile [40].
L’expérience de la répétition d’un ordre de succession d’événements permet de
contempler l’issue future de cette série comme si elle était présente, de la
considérer avec sécurité si l’événement qu’elle annonce est bénéfique [41]. Le
corps politique détient donc le pouvoir de réduire progressivement l’illusion de
la contingence des futurs, même s’il n’y substitue que l’imagination de la
présence de leur issue et non sa connaissance rationnelle. L’Etat apparaît comme
une puissance de présentification qui modifie la représentation du futur que
possèdent les citoyens affectés par les seuls affects d’espoir et de crainte,
même s’ils ont été préalablement uniformisés et stabilisés. L’Etat tente de
substituer au doute portant sur l’issue des choses futures, l’imagination de sa
présence qui naît de la mémoire d’un ordre constant. Si l’ordre imaginaire peut
se fonder sur le fait objectif que la récompense et le châtiment ont toujours
suivi, dans le passé, le respect ou la violation des lois, il ne se réduit pas à
l’imagination de l’ordre légal, à la perception de la présence des effets de la
loi. La règle de droit ne peut cesser d’être considérée comme un simple
possible [42].
Quels sont les éléments dont la liaison imaginative va
donner naissance à un ordre tel que son souvenir suffira à forger l’affect de
sécurité ? La sécurité ne peut naître que de l’espoir et de la crainte,
elle suppose donc une « tristesse antécédente » [43]. Si
les règles de droit relient l’espoir des récompenses et la crainte des
châtiments au désir d’obéissance, le résultat de l’ordre légal doit permettre
l’association de la sécurité voire du désespoir - même si le souverain souhaite
qu’il n’affecte que les criminels - aux affects uniformisés de crainte et
d’espoir. Le meilleur moyen dont dispose l’Etat pour réduire la représentation
de la contingence des futurs c’est encore de la produire artificiellement. Le
corps politique ne maîtrisera cette incertitude qu’à condition d’en être le
propagateur. L’affect de sécurité se produit d’autant plus facilement que les
affects de crainte et d’espoir ont été préalablement stimulés. La puissance
étatique de présentification se fonde toujours sur un pouvoir antérieur de
possibilisation. L’introduction de l’illusion du possible dans l’espace social
n’est pas toujours le résultat d’une volonté politique délibérée, cette
représentation croît à proportion de la nature contradictoire des institutions
du régime.
Il suffit donc de se souvenir des craintes ou des espoirs qui
avaient pour objet les effets attendus des règles de droit, qui se sont réalisés
depuis, pour provoquer un affect de sécurité ou de désespoir, imaginer la
présence de la récompense ou du châtiment à venir. Le souvenir d’un danger, si
l’on considère son image par elle seule, affirme son existence, c’est dire que
cette remémoration nous projette dans une situation où les effets de ce péril
sont de nouveau « comme encore à venir (veluti adhuc
futurum). » [44]
Ce souvenir par lui-même ne fait pas apparaître un simple
futur antérieur mais nous projette dans un véritable futur, tant que l’image qui
le ravive ne renvoie pas au souvenir de choses qui contrarient la présence du
danger, sans pour autant la supprimer [45]. La mobilisation du souvenir d’un danger dont nous avons
réchappé permet ainsi de revivre l’expérience de la réduction d’une issue
douteuse et de produire un nouvel affect de sécurité lié à une situation
présente. L’ordre imaginaire dont la remémoration assure la formation de
l’affect de sécurité est le résultat de l’association de l’image de l’issue d’un
danger aux images des choses qui le contrarient. Il suffit alors de brandir, par
exemple, la menace d’un retour à l’état de nature, de la dissolution de l’état
civil, pour que la situation présente, quelle que soit la violence dont le
souverain fait preuve par ailleurs, permette à chaque citoyen de se représenter
l’avenir avec sécurité [46].
C’est parce que l’image des dangers imminents consécutifs
à un retour à l’état de nature est contrariée par la perception de la
perpétuation de l’état civil que l’on pourra produire un nouvel affect de
sécurité à chaque fois que les périls de l’état de nature seront évoqués. Le
fait que la société ne cesse de triompher de cet état assure, sur fond de la
remémoration constante de cette résistance à la dissolution, le renouvellement
de l’idée de la sauvegarde future du régime. C’est donc bien la mémoire d’un
ordre d’événements passés qui permet la représentation de la présence de son
issue future. L’Etat n’opère la présentification de l’avenir dans l’imagination
des sujets qu’à partir d’un souvenir qui les projette dans un futur incertain.
Si l’image de ce futur incertain a déjà été relié dans la mémoire des citoyens
aux souvenirs d’événements qui nient son existence, ils ne douteront plus de la
présence des causes qui s’opposeront à sa production dans l’avenir.
L’affect
de sécurité engendré en stimulant la crainte de l’état de nature ou de la
violation des lois, ne porte que sur ce qu’une association de souvenirs laisse
prévoir. La concorde que le souverain est capable d’établir à partir de l’affect
de sécurité dépend donc de l’ordre imaginaire qu’il aura pu imposer à ses
sujets.
Dans quelle mesure cet affect de sécurité qui dirige la multitude
comme par un seul esprit, assure-t-il la reproduction du désir d’obéir au
souverain ? A condition que le bienfait futur dont les citoyens considèrent
la présence l’emporte sur les bénéfices escomptés de la violation des lois. Or,
la réduction de la crainte de l’état de nature, de la violation des lois,
consécutive à l’affect de sécurité, suffit à triompher du désir des bénéfices
qui impliquent la dissolution de l’état civil. La multitude désire maintenir la
cause de l’affect qui lui fait contempler l’avenir avec une joie
constante [47]. Le
corps politique engendre une forme temporelle qui relie le désir d’obéir dans le
présent à la perception non troublée de l’issue favorable de cette obéissance
dans le futur.
La puissance souveraine modifie la représentation du futur que
se forgent les citoyens, il n’est plus un possible indéterminé que l’on craint
ou espère mais apparaît comme la conséquence directe de l’action de la
collectivité. Mais le souverain est victime de l’ordre imaginaire qu’il façonne,
l’affect de sécurité ne pourra l’emporter contre les désirs qui ne portent pas
en germe la destruction du corps politique. Le désir de la conservation du corps
politique engendré par l’affect de sécurité perd de sa force dès lors qu’il doit
assurer l’obéissance à des lois iniques dont l’abolition n’entraînerait pas la
ruine de l’Etat. Le désir de sécurité devient donc compatible avec tous les
désirs qui ne ravivent pas la crainte de l’état de nature, ou la peur de dangers
savamment entretenue par le souverain. Sous l’impulsion des passions, le désir
d’assurer la conservation de l’Etat ne paraît pas opposé à la violation
ponctuelle de certaines lois, seule la raison indique que la généralisation de
cette attitude provoquerait la chute de l’Etat [48].
Ne pas tenir ses engagements apparaît donc, pour la
multitude, comme une manière de se libérer de formes temporelles asservissantes,
qui relient la persistance de l’abandon de tel bien présent à la constante
intensité de la crainte de tel mal futur, ou à l’assurance de jouir de bienfaits
à venir.
Mais l’action politique de la multitude ne consiste pas seulement à
saisir l’occasion d’une défaillance de l’asservissement temporel imposé par les
dirigeants pour retrouver l’exercice de la souveraineté. Cette action suppose la
conversion de la puissance souveraine en une succession d’occasions d’établir,
d’abolir, ou de réformer les institutions du régime. Ce qui ne saurait lui
dénier le pouvoir de stabiliser sa durée lorsqu’elle souhaite conserver les
institutions qu’elle s’est donné. Ce n’est donc pas la seule instabilité de la
durée de la multitude qui convertit la souveraineté en une successions
d’occasions, mais au contraire la capacité de la masse à exercer sa
vigilance [49].
[1] Eth II, def 5.
[2] Eth II, 44, sc.
[3] TP V, 1 et 2.
[4] Nous modifions la traduction Appuhn de la première citation pour l ’accorder avec celle de la seconde où l’expression ab eo tempore renvoie à un moment déterminé (TTP XVI p. 272, G. III p. 198 ; TTP XIX p. 316, G. III p. 231).
[5] PM II, 10 p. 378, G. I p. 269.
[6] TTP II p. 61, G. III p. 41.
[7] Eth IV, 37, sc 2 ; TP X, 10.
[8] TTP V p. 106, G. III p. 73 ; Eth IV, 9-13 et 16-17.
[9] Eth III, 18, sc 1.
[10] TP X, 10. Dans le Traité théologico-politique (TTP) comme dans le Traité politique (TP) il s’agit de « tenir compte » (habent rationem ; habita ratione) de l’avenir.
[11] Eth III, def 12 et 13 des affects.
[12] Eth IV, 16.
[13] TP X, 8. Spinoza critique ainsi celui qui « s’abstient des actes mauvais et observe les commandements divins en se faisant violence à lui-même et d’une âme hésitante, comme un esclave (servus), et… espère que Dieu paiera son servage d’un prix » (Lettre XLIII p. 273, G. IV p. 221 ; cf Eth II, 49, sc et IV, 63, sc). Il est donc possible de manipuler cette servitude volontaire (TP VII, 6).
[14] TTP IV p. 91, G. III p. 63.
[15] TTP IV p. 86, G. III p. 58.
[16] Ibid, G. III p. 59.
[17] TP V, 2.
[18] TTP IV p. 86, G. III p. 59.
[19] TTP XVII p. 278, G. III p. 202.
[20] TP II, 11 ; « Moïse qui, non par la fourberie, mais par sa vertu divine, s’était si bien emparé du jugement de son peuple, d’autant qu’on croyait ses paroles et tous ses actes inspirés par Dieu » (TTP XX p. 328, G. III p. 239).
[21] TTP V p. 103, G. III p. 70. Sur la notion d’ingenium national cf P-F Moreau op. cit. p. 427-440.
[22] TTP XX p. 329, G. III p. 241.
[23] TP V, 2.
[24] TTP XVII p. 280, G. III p. 203 ; TP VI, 6.
[25] « …ad tutandam vitam et republicam » (TTP IV p. 87, G. III p. 59).
[26] TP I, 6 ; TTP XVII p. 278, G. III p. 202.
[27] TP V, 3 et X, 1.
[28] TP V, 6. Comme le précise Spinoza s’agissant de la monarchie (VII, 26), les institutions déduites dans le Traité politique sont adaptées aux différents régimes dès lors que l’on suppose qu’ils ont été établis par « une multitude libre », c’est-à-dire qui n’est pas soumise à un autre peuple.
[29] TP V, 4.
[30] TTP XX p. 329, G. III p. 240.
[31] TP VI, 4. La sécurité n’est donc qu’une fin de l’Etat parmi d’autres : » ce n’est pas seulement parce qu’elle protège contre les ennemis, que la Société est très utile… c’est aussi parce qu’elle permet de réunir un grand nombre de commodités » (TTP V p. 105, G. III p. 73).
[32] TP II, 21 et III, 7 ; Eth IV, 35 et 40.
[33] TP VI, 1 et III, 9.
[34] TTP XX p. 330, G. III p. 241 ; TP III, 5 et 6 ; VI, 39.
[35] Eth IV, app, chap. 16.
[36] La sécurité objective est souvent qualifiée par le terme tutus cf TP VII, 16.
[37] TP III, 6.
[38] TP III, 3.
[39] TP X, 9.
[40] Eth I, app p. 109.
[41] Eth III, def 14 des affects, expli.
[42] TTP IV p. 85-86.
[43] Eth IV, 47, sc.
[44] Eth III, 47, sc. Nous citons la traduction Pautrat.
[45] Ibid.
[46] Cf Hobbes Léviathan XVIII p. 191.
[47] Eth III, 12.
[48] Agir contre le décret du souverain est toujours un acte de rébellion « puisque, si tout le monde se le permettait, la ruine de l’Etat s’ensuivrait » (TTP XX p. 330, G. III p. 241) ; « …si la Raison commande cela elle le commande donc à tous les hommes » (Eth IV, 72, sc).
[49] TP VIII, 4.