Pour sa 22e livraison, la revue Multitudes trace
une diagonale entre les mouvements de fond qui travaillent
nos gestes et nos devenirs politiques en ce début de troisième
millénaire. Ce numéro entre ainsi en dialogue avec les auteurs, les pensées et
les concepts qui contribuent le mieux à définir notre présent : Foucault,
Spinoza, Rancière, Negri, Althusser, Peter Weibel, la French
Theory, le pragmatisme de l’expérimentation, la démocratie radicale, la
résistance à la logique de guerre de la croisade anti-terroriste, la
créolisation de nos êtres et de nos expériences.
Après une En-tête dans laquelle Yann Moulier Boutang dissèque le
mille-feuille des « non » français et néerlandais aux référendums sur
la Constitution européenne, le dossier principal constituant la Majeure fait le point, trois ans après la réflexion menée dans le
No 9 de la revue, sur les développements récents de la Philosophie politique des multitudes. François Matheron
propose une lecture d’Althusser qui fait de « l’insituabilité » la
caractéristique première de la politique ; Bruno Karsenti et Maurizio
Lazzarato esquissent une « politique du dehors » et « un passage
par l’extérieur » à partir des analyses de la gouvernementalité, du
libéralisme et du pastorat proposées par Foucault dans ses cours de 1977-1979
récemment publiés ; Laurent Bove s’appuie sur Spinoza pour montrer que la
politique doit être abordée comme une anthropogenèse, comme « le mouvement
réel de génération de la complexité » à travers la coopération des
singularités constituant le corps commun ; Sandra Laugier revisite certains
courants de l’individualisme américain pour définir la démocratie radicale en
termes de self-reliance, d’expression, de dissentiment et de
désobéissance ; Yoshihiko Ichida sollicite la pensée de Jacques Rancière
pour esquisser une ontologie politique tendue entre subjectivation et activité
d’une imagination qui se différencie perpétuellement de soi ; enfin, Didier
Debaise propose de reconfigurer notre philosophie politique à partir de
« la pensée technique de l’expérience » que propose le pragmatisme
anglo-saxon, troquant les vieilles questions de domination et de maîtrise pour
une approche articulée en termes d’effets et de transformations.
Loin de
faire l’objet d’un usage incantatoire qui serait rapidement condamné à tourner à
vide, la notion de « multitude » n’est directement sollicitée et
analysée que dans le Hors Champ rédigé par Toni Negri en réponse à trois critiques formulées récemment
par Pierre Macherey.
Le second gros dossier de ce No 22 propose une Mineure (composée par Jean-Yves Mondon et Laurent Bove) consacrée
à l’investigation de ce qui (se) constitue (dans)
« le créole » – catégorie appelée
à jouer un rôle de plus en plus central et contesté dans les reconfigurations
politiques à venir. Jean-Yves Mondon fonde sa réflexion sur les usages complexes
du mot « créole » à l’intérieur même du monde créole (des
Mascareignes), dépliant ainsi les effets multiples et contradictoires de mise à
distance, de métissage et de soustraction qui se trament entre des formes
d’expériences coexistantes ; Raphaël Confiant revisite l’histoire de la
créolité entre crispations nationalistes et mondialisation étasunienne, pour en
faire un principe de résistance à tout enfermement identitaire ; Alexandre
Alaric articule une lecture de l’oeuvre d’Édouard Glissant qui dégage de son
anthropologie poétique une pensée de la migration mondiale et de la
multitude ; Yves Citton propose de concevoir « le créole » non
tant à partir du « métissage » que des opérations
d’élection-sélection-intellection exécutées par ces frontières vivantes que sont
les membranes ; enfin, Madison Smartt Bell resitue la créolisation dans le
contexte éthique, racial et linguistique qui a découlé de la révolution
haïtienne.
La rubrique Insert accueille un texte dans
lequel François Cusset remet les pendules à l’heure
sur les liens, plus fantasmatiques que réels, qu’entretiennent la French Theory post-structuraliste
(Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard) et la cybernétique américaine, opérant
ainsi une mise au point des plus utiles en une époque où la « pensée
68 » se voit accusée de tous les maux du néolibéralisme.
La section Icônes est consacrée à l’oeuvre de Peter
Weibel, avec une série d’images tirées des oeuvres et des performances
de l’artiste, ainsi que deux textes qui en contextualisent les enjeux : le
premier, de Hans Belting, analyse les « télé-actions » par lesquelles
Weibel a cherché à redonner vie aux images télévisuelles, tandis que le second,
de Boris Groys, inscrit le travail de Weibel dans le prolongement paradoxal des
avant-gardes du vingtième siècle.
Dans la rubrique Liens,
Giselle Donnard, en rendant compte du livre Tchétchénie, une affaire intérieure , aide à comprendre
les mécanismes par lesquels les États instrumentalisent la menace terroriste et
les conflits ethniques pour renforcer leur pouvoir de contrôle et
d’oppression.
A travers les dialogues qu’il met en place au sein de la philosophie politique contemporaine, et à travers l’éclairage que la catégorie du « créole » leur apporte, ce vingt-deuxième numéro poursuit bien le travail de frayage de nouvelles voies d’action et de pensée politiques auquel se consacre depuis cinq ans la revue Multitudes