Le numéro 21 de la revue Multitudes propose une réflexion triangulaire où se rencontrent, s’entrecroisent et se diffractent le numérique, le geste et le matérialisme aléatoire.
Du numérique , les
cent pages de la majeure « Subjectivation du Net :
postmédia, réseaux, mise en commun » revisitent l’histoire
récente et les développements en cours, autour d’une hypothèse centrale :
l’interconnexion des machines est porteuse de nouveaux modes de subjectivation
qui laissent d’ores et déjà entrevoir la possibilité de court-circuiter certains
blocages majeurs des configurations médiatiques héritées du siècle dernier.
Emmanuel Videcoq, Bernard Prince, Bifo et Matteo Pasquinelli montrent que les
agencements collectifs post-médiatiques imaginés par Félix Guattari ont
désormais les moyens de devenir une réalité, grâce à des machines radicales qui
permettent de résister de l’intérieur au techno-Empire. Jean Louis Weissberg en
tire les conséquences : des expérimentations comme les weblogs signalent et
sanctionnent une crise fiduciaire des médias de masse, crise qui accélère la
corrosion du modèle pyramidal de pouvoir. Biella Coleman trouve dans
l’expérience d’Indymedia, un réseau de centres de médias militants qui s’est
constitué en 1999 à Seattle, l’exemple d’un processus d’intégration collective
catalysé par le logiciel libre. Julien Laflaquière fait voir que le
peer-to-peer, démonisé à propos de l’échange de fichiers musicaux, ouvre en fait
des perspectives socio-technologiques bien plus larges, que tout le monde semble
encore ignorer. A l’occasion de trois articles aux résonances multiples, Aris
Papathéodorou, Laurence Allard et Olivier Blondeau analysent les enjeux de deux
pratiques liées entre elles : les blogs, ces sites web et pages perso
centrés sur des messages postés jour après jour, et la syndication, pratique de
citation et agrégation automatique de contenus entre les blogs ; entre
l’intimité (du blog) et l’« ex-timité » de l’ouverture à autrui
s’esquisse un mode d’information nomade, en même temps que se tissent de
nouvelles formes de lien social et que se constitue une technologie agrégative
du soi. Du numérique, cette majeure (coordonnée par Emmanuel Videcoq, Anne
Querrien et Brian Holmes, et inspirée par les travaux d’Olivier Blondeau) met
donc en lumière le nouveau monde qui s’y trouve en gestation.
De ce nouveau
monde, Brian Holmes souligne l’ambivalence : même s’il est traversé ou
débordé par des pouvoirs constituants, Internet (mis en place par des
militaires) reste un dispositif de contrôle. La rubrique Liens apporte un écho
renversé des potentiels émancipateurs évoqués par la majeure, en lançant un
message d’alerte au tsunami numérique. Dans un
dialogue avec les psychanalystes de la Cause freudienne Gilles Châtenay, Éric
Laurent et Jacques-Alain Miller, l’ordre numérique annoncé par le partage des
dossiers médicaux laisse entrevoir une société dominée par l’impératif de
« surveiller et guérir », dans laquelle toute « déviation »
sera balisée, neutralisée, éradiquée au nom du calcul du meilleur. En même temps
qu’il fait miroiter les puissances constituantes du numérique, ce No 21 de Multitudes rompt avec l’assourdissante absence de réaction dont
les média couvrent la mise en place de ces mécanismes lourds de conséquences
pour l’avenir.
Du geste , la rubrique Icônes essaie de mesurer la trace qu’il laisse au-delà de son existence actuelle : alors que tout s’enregistre, se copie, se reproduit, se diffuse à coût presque nul, le mouvement corporel d’un danseur oppose la résistance obstinée d’une dignité qui n’aurait ni prix, ni durée, ni existence extérieure à soi. Myriam Van Imschoot et Ludovic Burel en ont tiré un projet visuel en creux : réunir des partitions par lesquelles des chorégraphes inscrivent le geste dans une perspective de reproductibilité. Sur ces documents dus aux chorégraphes Antonia Baehr, Jérôme Bel, Vincent Dunoyer, William Forsythe, Jonathan Burrows / Matteo Fargion, Lisa Nelson, Thierry De Mey / Anna Teresa De Keersmaeker, Myriam Gourfink et Thomas Lehmen, un Insert permet à Myriam Van Imschoot d’apporter un éclairage théorique à propos des notions de partition, de notation et de trace dans la danse. Loin de figer le geste, l’archive chorégraphique ne fait toutefois que l’élancer vers de nouveaux rebonds, et de nouvelles rencontres.
De rebonds et de rencontres, il est encore question tout au long
de la mineure de ce No 21, consacrée au matérialisme aléatoire ou « matérialisme de la
rencontre » esquissé par Louis Althusser dans
les dernières années de sa vie. Jean-Claude Bourdin suggère qu’en faisant se
rencontrer matérialisme et aléatoire, Althusser tente de constituer une
ontologie du peu, du vide et de la déliaison (en réponse à la
déliaison du monde qu’agence le capitalisme). Vittorio Morfino et Luca Pinzolo
relèvent le rôle que joue la référence à Darwin dans le geste philosophique qui
affirme le primat de la rencontre sur la forme. Pour Yann Moulier Boutang, le
matérialisme aléatoire, loin d’être une dérive dans la démence, vient
logiquement compléter la thèse de la surdétermination de la contradiction.
Yoshihiko Ichida et François Matheron (coordinateurs de ce dossier d’une
cinquantaine de pages) nous invitent aussi à y trouver « un point
d’ancrage » pour une philosophie dont le mouvement continu finit par
affirmer le « commencement à partir de rien ».
Cette mineure est
accompagnée d’une rubrique Hors-champ qui propose un texte
inédit de Louis Althusser intitulé « Du matérialisme
aléatoire », rédigé en 1986 et publié ici pour la première fois. Il y
présente ce dernier développement de sa pensée à la fois comme une
« philosophie nouvelle » et comme une pratique souterraine depuis
toujours présente dans toute philosophie.
Entre le numérique du décompte des voix, le geste d’accepter ou de refuser le Traité constitutionnel et l’aléatoire des retournements de dernière minute, l’En-Tête de Yann Moulier Boutang fait le point sur ce qui mérite de rester au lendemain du référendum du 29 mai 2005 : « un vrai désir de ne pas être dominé en Europe ».
Numéro tout à fait spécial, donc, que ce vingt-et-unième de Multitudes, qui est toutefois, comme d’habitude, diffusé par
Dif’Pop, auprès de qui peuvent se faire les abonnements et les commandes au
numéro (Dif’Pop, 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris, France ou
http://www.difpop.com/).