Dans son effort constant pour reconfigurer les problèmes d’actualité à la lumière des grandes transformations sociales en cours, la revue Multitudes consacre les deux dossiers principaux de son numéro 19 à la question des migrations en Europe et à celle du statut des intermédiaires à l’âge du numérique.

La majeure « Migrations en Europe : les frontières de la liberté » (coordonnée par Yann Moulier Boutang) propose d’abord un recadrage théorique : comment penser adéquatement les migrations aujourd’hui ? Une introduction générale rédigée collectivement montre pourquoi l’expérience propre du « migrant » ne saurait être soluble dans une vague référence à « l’Autre », et pourquoi la figure de « l’intruder » joue un rôle central dans la fantasmatique politique contemporaine. Une contribution synthétique de Sandro Mezzadra esquisse un programme de recherche proposant une analyse critique et conjuguée des transformations de la citoyenneté, du marché du travail et de la « composition de classe » à l’ère globale. Un article de Yann Moulier Boutang remet les politiques migratoires actuelles dans la perspective de la décolonisation interne et du devenir-fédéraliste qui attendent l’Europe. La seconde partie du dossier propose une série d’analyses concrètes portant sur les nouvelles frontières des politiques migratoires : les métamorphoses et l’externalisation des camps en dehors de l’UE d’internement font l’objet de plusieurs contributions (Isabelle Saint-Saëns, Manuela Bojadzijev, Serhat Karakayali, Vassilis Tsianos) ; un article analyse les reniements successifs qui ont caractérisé l’attitude du HCR envers les politiques répressives européennes (Violaine Carrère) ; les récentes modifications législatives introduites par la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie posent la question des citoyennetés post-coloniales dans l’Europe élargie (Enrica Rigo) ; une enquête de terrain réalisée au Mali analyse les dynamiques que peuvent entretenir migrations et auto-valorisation (Alessandra Corrado) ; la présidente du collectif anti-raciste Avà Basta fait le point sur la résistance au racisme anti-maghrébin qui hante la Corse (Noëlle Vincensini) ; enfin, une relecture des écrits de jeunesse de Max Weber sur les travailleurs agricoles montre la continuité de questions débattues à un siècle de distance (Furio Ferraresi et Sandro Mezzadra).

L’interrogation marquée dans le titre de la mineure « La fin des intermédiaire ? » (coordonnée par Laurence Allard et Olivier Blondeau) vise à prendre le contre-pied du lieu commun annonçant la disparition des intermédiaires (maisons de production, diffuseurs, disquaires et libraires) à l’âge du numérique : loin d’aller vers un monde illusoire de contacts directs, transparents et immédiats entre créateurs et consommateurs de biens culturels, tout laisse à penser que les transformations en cours de la chaîne de diffusion reconfigureront les fonctions des intermédiaires sans aucunement les abolir. Dans un article de fond, à la fois synthétique et précis, Hervé Le Crosnier montre que les intermédiaires remplissent des fonctions certes en évolution, mais néanmoins incontournables dans des domaines comme les publications scientifiques, l’industrie du disque ou l’édition imprimée. À partir d’une analyse en parallèle d’un magasin de disques français et d’un disquaire ambulant malien, François Debruyne éclaire la façon dont de tels gate-keepers configurent notre espace musical collectif. Michel Valensi réfléchit sur les enjeux et les risques du pari qu’il a pris avec les Éditions de l’Éclat de mettre en ligne une partie de leur catalogue. Enfin, Nicolas Auray dissèque les différents maillons de la chaîne de production/diffusion culturelle pour mettre au jour les diverses dynamiques qu’y insèrent les majors ou le peer-to-peer.

La rubrique Icônes, intitulée « Bushit » (réalisée et commentée par Laurence Allard, Olivier Blondeau, Brian Holmes, Ludovic Burel et Regular), présente une sélection d’images générées autour des élections américaines par diverses formes d’activisme internet : détournement des messages de la propagande officielle, réappropriation de l’imaginaire publicitaire, perversion des stéréotypes, contamination des codes, implosion des machines de décervelage et piratage des captations : même s’il a gagné la bataille bouffonne de 2004 au décompte des voix, Bush a catalysé contre lui une levée de boucliers créatifs, dont l’inventivité promet qu’ils sauront un jour gagner la guerre.

Comme tous les numéros de Multitudes, le 19 comprend aussi une En-Tête, consacrée au lendemain des élections américaines (Yann Moulier Boutang) ; un Insert, relisant la querelle du « voile » à travers une grille inspirée par Gabriel Tarde (Martin Collette) ; un Hors-Champ, dans lequel Michel Warschawski analyse les derniers développements de la question palestino-israélienne ; une rubrique Liens, comprenant, en primeur, des bonnes feuilles du prochain ouvrage de Peter Sloterdijk à être traduit en français, Écume, ainsi que des comptes-rendus de Giselle Donnard et de Laurence Allard sur des parutions récentes dans le domaine des migrations et des études post-coloniales (Genre, travail et migrations en Europe  ; Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience  ; Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe).

Avec ses 186 pages libres de toute publicité, le numéro 19 de Multitudes est disponible auprès des diffusions Dif’Pop’ ou sur le site de la revue http://multitudes.samizdat.net/ , au prix de 18 Euros.