Texte initialement mis en ligne à l’adresse suivante :
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A la lecture du nouvel ouvrage de Michael Hardt et Toni Negri, on est tout d’abord frappé par le souffle qui le traverse de part en part, dans lequel on retrouve le ton inimitable qui, par ailleurs, marque l’ensemble de l’oeuvre personnelle de Negri : un élan enthousiaste, un emportement quasi prophétique, qui rappelle à certains égards l’esprit futuriste et ses fulgurantes illuminations. Ce style visionnaire est incontestablement celui de l’utopie, au sens d’une pensée qui ne se satisfait pas de ce qui existe et qui se projette dynamiquement, à toute vitesse, vers la représentation d’un monde différent, d’un monde autre dont elle préfigure et anticipe la réalisation. Et qui oserait soutenir que nous n’avons pas besoin aujourd’hui d’un discours de ce type, qui installe la perspective d’une alternance à la tristesse envahissante du présent, d’un présent marqué à tel point par la violence et par l’injustice que la tentative de le changer sur le fond semble vouée à l’échec ? A la morosité de notre condition actuelle, Negri, en vrai philosophe spinoziste, oppose la joie expansive sans laquelle l’esprit de révolution est condamné à tomber à plat en se coupant de sa source : la puissance substantielle qui anime l’effort en vue de persévérer dans son être, non seulement pour le conserver à l’identique, mais pour l’orienter dans le sens du passage à une perfection plus grande, passage dans lequel la collectivité entière et le tout du monde sont simultanément impliqués.
A cette toute première impression s’ajoute l’étonnement de voir un philosophe, qui entreprend de mener jusqu’au bout un travail de refondation conceptuelle avec les moyens qui lui sont propres, ceux du discours rationnel argumenté, utiliser à cet effet un langage, une forme d’expression et d’exposition, qui, tout en faisant place à l’effusion de la vérité, reste de bout en bout limpide et clair, exempt de la tentation jargonnante qui est trop souvent aujourd’hui la marque officielle de l’intellectualité, et qui, sans concession, sans simplification abusive, sans démagogie, rend directement accessible un corps théorique dont il préserve inaltérée la complexité, réussissant ainsi à allier la transparence et la densité, sans sacrifier l’une à l’autre. Si le communisme ramené à ses sources consiste dans une mise en commun, au sens où Spinoza théorise les notions communes, ces idées adéquates que leur caractère de rationalité rend susceptibles d’être partagées, d’être pensées non tout seul mais à plusieurs et à de plus en plus de gens, le style d’exposition adopté dans Multitude, dont cette idée de mise en commun constitue le fil conducteur et le programme, est la réalisation conforme de cet esprit jaillissant qui se caractérise par son envergure compréhensive, inclusive et participative. Ainsi pratiquée, la philosophie, sans en remettre en rien sur son exigence de rigueur et de cohérence, s’adresse à tous, concerne tous, et non seulement de prétendus spécialistes parlant entre eux une langue codée réservée à des initiés : en lisant Hardt et Negri, on commence à soupçonner que la philosophie est une chose trop importante pour que l’initiative en soit concédée exclusivement aux philosophes professionnels. Et ceci est sans doute l’une des conditions pour que soit réalisé l’objectif fixé par Marx de “réaliser la philosophie”, c’est-à-dire d’en faire un instrument de la transformation du monde et non seulement d’une rumination passive de ses fatalités prenant, à distance, la forme d’une spéculation désenchantée.
Pour prendre la mesure du travail de pensée effectué dans Multitude, et en percevoir l’emprise réelle, il faut revenir à ce
qui en constitue la base, Negri dirait peut-être la chair vivante : un
ensemble coordonné de concepts, c’est-à-dire de notions communes au sens qui
vient d’être évoqué, concepts qui ne tirent pas seulement leur nécessité du fait
qu’ils rentrent dans l’architecture formelle d’un système ordonné, mais qui
détiennent la capacité de se lier entre eux à travers le mouvement effectif
d’une pensée effectivement en acte, qui fait sens au fur et à mesure qu’elle
progresse et se propage. C’est donc à partir d’un recensement et un examen des
principaux concepts mobilisés, au sens fort du terme, dans l’ouvrage qu’on
essaiera d’en reconstituer le message, et d’esquisser à son propos une
discussion.
En appréhendant ce message à son plus haut degré de généralité, on
peut le rattacher à un premier pôle de conceptualisation ordonné autour de
l’idée de possible. Selon Hardt et Negri, la multitude se fait sujet, et sujet
démocratique, au sens où la démocratie n’est pas seulement une forme
institutionnelle d’organisation de la souveraineté mais un pouvoir constituant
dont l’action s’exerce à même la réalité, en affirmant : “Un autre monde
est possible” (Multitude, p. 394). Il est clair qu’une parole
dont l’inspiration innovante est tournée vers le futur, dans une perspective
comme on l’a dit utopique, doit immanquablement faire place à la notion de
possible, et même s’articuler autour de cette idée en en faisant son principe
directeur. Cette référence n’en est pas moins surprenante à première vue de la
part d’un philosophe chez qui la référence à Spinoza est constante :
Spinoza n‘a-t-il pas affirmé qu’entre le nécessaire etl’impossible il n’y a pas
place pour un moyen terme ouvrant dans la réalité une marge d’indétermination,
refuge en dernière instance de l’ignorance ? Penser le possible,
c’est-à-dire, selon la définition qu’en propose Aristote, une forme
intermédiaire entre être et non-être, n’est-ce pas, sans même s’en rendre
compte, s’engager dans l’entreprise d’une non-pensée, qui spécule sur un objet
absent, dont elle déguise l’absence en la faisant apparaître sous le masque
d’une quasi-présence, présence virtuelle prête à basculer dans l’être, du moins
peut-on en nourrir la trompeuse illusion ?
A cette objection qu’on pourrait être tenté de lui opposer, Negri,
lecteur attentif et exigeant de Spinoza, répondrait sans doute que la notion de
possible, rejetée au début de l’Ethique, n’en est pas moins reprise et
réhabilitée dans la quatrième partie de celle-ci, où est introduite une
distinction cruciale entre le possible et le contingent, au moment où est
clairement posée l’alternative entre servitude et libération ; et on ne
voit pas comment un projet éthique, à travers lequel la philosophie s’identifie
à la décision rationnelle, non de changer la nature de l’homme, mais de lui
permettre d’exploiter la plénitude de ses potentialités, actuellement bridées
par le double jeu de l’ignorance et de la violence, pourrait se passer de cette
idée, qui lui est indispensable en pratique, même si elle reste problématique
sur un plan purement théorique. Aussi bien, telle que Negri l’exploite, l’idée
de possible, indispensable à une pensée qui, au rebours d’une exigence formelle
de cohérence qui la pousserait à refermer son champ d’investigation, cherche au
contraire à ouvrir celui-ci et à l’élargir au maximum, ne fonctionne pas toute
seule, comme un concept vide donnant à imaginer que tout est à tout moment
possible ; mais elle tire sa viabilité du fait d’être associée à la
représentation d’un mouvement tendanciel, c’est-à-dire d’une dynamique de
transformation qui est en fait déjà commencée, même si ses traces ne sont encore
que faiblement lisibles dans le cours massif d’une réalité dominée, c’est le cas
de le dire, par le poids aliénant du pouvoir souverain, c’est-à-dire des forces
qui s’opposent, non sans succès, au mouvement portant dans le sens de la
réalisation démocratique de la multitude. Un tel possible, qui mérite
l’appellation de possible réel, possible issu du réel qui le préfigure et le
projette en avant de lui-même, n’est pas illimité ou indéterminé, comme le
serait une pure fiction, libre invention ne disposant d’aucun appui dans la
réalité : c’est pourquoi il reste, sur le plan de la dynamique tendancielle
dans laquelle il prend place, et dont il ne doit être en aucun cas séparé, une
figure de nécessité, et d’une nécessité susceptible d’être rationalisée de part
en part.
Ceci conduit à prendre en considération un autre ensemble de
concepts qui permettent d’analyser la conjoncture présente, de manière à la
faire apparaître, non seulement comme un état de fait donné, dont la
représentation pourrait être unilatéralement fixée et figée, mais comme une
réalité en devenir, travaillée de l’intérieur par le mouvement de sa
transformation, où se donnent à voir les esquisses de ce qui est réellement
possible aujourd’hui. Vient alors en première ligne l’idée de l’Empire, telle
que Hardt et Negri l’avaient théorisée dans leur précédent ouvrage. Qu’est-ce
que l’Empire ? C’est cette forme diffuse et insidieuse de domination, qui,
pour être diluée, n’a pas perdu son caractère de domination, et de domination
violente, et s’est mise en place lorsqu’a été mis fin à la confrontation entre
les deux blocs souverains qui représentaient les figures ultimes de
l’organisation étatique modelée sur la forme de l’Etat-Nation centralisé. Le
pouvoir de l’Empire s’exerce, non dans des limites déterminées qu’il devrait
protéger et éventuellement élargir au-delà de ses frontières dites naturelles,
mais partout, hors de toute limitation, donc dans la situation paradoxale d’un
ordre qui s’étend indéfiniment sans relation à un dehors qui le menacerait où
qui s’offrirait à lui à conquérir : alors la domination cesse de revêtir
l’allure de la propagation à partir d’un centre qui ramène tout à lui, mais elle
procède plutôt de l’absence de centre, qui est la condition de son extension
illimitée, excluant du même coup la possibilité de contre-pouvoirs, puisqu’elle
a la faculté d’absorber tout ce qui pourrait s’opposer à elle, dont elle
effectue l’intégration de manière absolue : rien par définition ne peut se
soustraire à son emprise exercée tous azimuts. Notons au passage qu’un
rapprochement intéressant serait à faire entre ce concept d’Empire et la façon
dont Montesquieu analyse le despotisme oriental.
Donc, nous sommes à l’âge de l’Empire qui, selon Hardt et Negri,
coïncide avec lemoment de la postmodernité, succédant à celui de la modernité
proprement dite auquel il substitue sa propre logique. Cette logique est celle
de l’absorption globalisante, qui dissout les clivages traditionnels dont
dépendaient les systèmes antérieurs, auxquels la postmodernité oppose sa
puissance radicale de désystématisation, condition de son extension illimitée.
Alors tout est décloisonné : en même temps que les frontières nationales,
la séparation traditionnelle de l’économique, du politique et du culturel
s’efface graduellement, en même temps que sont levées celle du travail manuel et
du travail intellectuel, celle du temps de travail et du temps libre, celle du
privé et du public, celle de la production et de la consommation. Il n’y a même
plus alors de différence tranchée entre guerre et paix, qui sont comme
fusionnées, ce qui se traduit dans les faits par la mise en place d’un état de
guerre larvé et généralisé, accompagnement obligé de la domination impériale qui
impose en tous lieux sa pax belli. Plus généralement encore, tend à disparaître
la distinction entre destruction et création : le pouvoir, en étendant ses
interventions hors de toute limite, devient pouvoir sur la vie elle-même,
pouvoir sur le tout de la vie, bio-pouvoir, qui, en même temps qu’il peut à tout
moment supprimer la vie, prend aussi en charge l’obligation de la produire et de
la réguler, en la façonnant à son image, ce qui a pour conséquence d’abolir
également la frontière entre le naturel et l’artificiel. Cette opération de
désystématisation généralisée a des effets considérables sur l’activité humaine,
qu’elle transpose sur de nouveaux plans où elle apparaît complètement
métamorphosée. A une phase, celle de la modernité, où le travail productif de
biens matériels, modelé sur la forme de la production industrielle, était
tendanciellement l’affaire exclusive de la classe ouvrière, succède ainsi une
nouvelle phase où le travail devient prioritairement immatériel, axé sur la
création d’informations, de savoirs, d’idées, d’images, de figures
relationnelles, de services, et même d’affects et de subjectivités. La
représentation du travail, que Marx, en son temps, avait eu des raisons
sérieuses de renfermer dans des bornes strictement définies, sur le modèle de la
production industrielle, ce qui avait eu entre autres pour conséquence de
refuser aux employés le statut de travailleurs créateurs de valeur, se trouve du
même coup élargie : il devient travail biopolitique, qui engendre de
nouvelles formes de vie sociale. Cette analyse, qu’on résume très sommairement,
correspond certainement à une évolution qui est en train de s’accomplir sous nos
yeux, et n’a sans doute pas produit tous ses effets ; et personne ne peut
nier que les problèmes du travail ne se posent plus à présent dans les mêmes
termes qu’au temps où Marx a composé Le Capital, et que de
nouveaux concepts ne soient indispensables pour en penser la réalité
contemporaine. Toutefois, est-ce une raison pour renvoyer dos à dos, comme Hardt
et Negri donnent parfois l’impression de le faire, les deux figures exclusives,
et ainsi inévitablement essentialisées, du travail matériel moderne et du
travail immatériel postmoderne, comme si la seconde figure avait définitivement
évacué la première en prenant sa place ? Que l’analyse du travail doive
être actualisée, en prenant en compte les transformations en cours de ses
modalités d’exécution, de ses objectifs et de ses résultats, est une
évidence : mais cela signifie-t-il que cette analyse doive s’aligner sur le
discours qui accompagne ces transformations, discours incontestablement
idéologique, dont les arrière-plans devraient être sondés et discutés, et non
simplement reproduits ? Ne faudrait-il pas, à contre-courant de l’évolution
en cours, ou plutôt à contre-courant de la manière dont celle-ci se donne à
représenter spontanément, rematérialiser la conception que nous avons du
travail ? Ce travail qu’on dit immatériel du fait qu’il ne s’exécute plus
nécessairement à heures fixes entre les murs de l’atelier n’est-il pas encore,
quoique sous d’autres formes, du travail matériel, et du travail exploité ?
Comprendre le présent, ce n’est pas en faire l’apologie en se dispensant
d’adopter par rapport à lui une distance critique : et il y a dans la
manière dominante dont nous est offerte en pâture par ceux qui prétendent le
diriger et en tirer les bénéfices, appelons les par leur nom : les
capitalistes, la vision du procès d’immatérialisation du travail, qui justifie
sa flexibilisation, terme aujourd’hui fort à la mode, quelque chose de trop
insistant, et aussi de trop intéressé, pour que nous puissions accepter de le
prendre à la lettre. Et ceci pourrait faire l’objet d’une première question
posée à Hardt et Negri : leur souci de coller à l’actualité, pour mieux
enraciner dans le réel leur vision du possible, ne les conduit-il pas à fixer,
en opposition à l’image de la modernité dont ils cherchent à se démarquer,
l’image elle-même unilatérale d’une postmodernité en tout différente de ce qui
l’a précédé, image sans doute conforme à la parole que cette soi-disant
postmodernité tient sur elle-même, mais qui n’est peut-être pas tout à fait
adéquate à sa réalité profonde dont elle ne révèle finalement que la fausse
conscience ? Pour le dire abruptement, n’y a-t-il pas des raisons très
sérieuses de se méfier de la représentation d’une postmodernité dont le système
se situe en complète rupture avec celui de la modernité ?
Par ailleurs, l’âge de l’Empire, correspondant au moment de la
postmodernité, est paradoxalement celui où, selon Hardt et Negri, s’exprime de
manière exacerbée le désir démocratique de la multitude. Ceci amène à prendre en
considération ce concept de multitude qui est au centre de l‘ouvrage. La
multitude, c’est d’une certaine manière l’image en miroir, donc inversée, on
dirait presque carnavalesque, de l’Empire, dont elle reproduit originalement,
comme si elle la parodiait, la structure décentrée. La multitude, dont la voix
commence aujourd’hui à se faire entendre un peu partout dans le monde, est
plurielle et différenciée : elle est faite de singularités qui se lient et
se tiennent entre elles sans se laisser ramener ni renfermer dans une figure
unifiée, comme par exemple celle du peuple, unité naturelle donnée, ou de la
nation, unité politique reposant sur une volonté collective déclarée,
c’est-à-dire sur ce que la philosophie politique avait appelé contrat. La
multitude en expansion dissout les frontières traditionnelles entre les genres,
entre les classes, entre les ordres, contre lesquels elle entre en rébellion
permanente : elle est un pullulement, selon la figure biblique de la légion
démoniaque, dont l’inquiétante prolifération oppose une farouche résistance aux
pouvoirs en place ; et de fait, elle est la mieux placée pour faire front à
la domination rampante exercée par celui-ci contre lequel elle semble retourner
ses propres armes. Elle est, avant toute entreprise d’organisation qui fait
d’elle un corps politique identifiable, la chair vive de la révolte qui porte
confusément en elle la promesse de l’émancipation : si elle entre en lutte
contre le pouvoir, c’est donc dans une autre intention que celle de mettre en
place un nouveau pouvoir organisé, qui ne pourrait que dégénérer en une nouvelle
figure de domination, c’est-à-dire de relation entre des dominants et des
dominés, comme la bureaucratie soviétique en a donné le sinistre exemple. En
d’autres termes, la multitude est, au sens premier du mot, anarchique,
c’est-à-dire qu’elle remet en cause sur le fond la forme même du pouvoir
souverain. Et tout se passe comme si l‘Empire, en dissolvant les formes
traditionnelles de la souveraineté, et en déployant sa domination à travers une
figure qui est celle de l’illimitation, avait préparé un terrain favorable, le
plus favorable qu’elle puisse espérer, à la revendication émancipatrice de la
multitude, dont les interventions n’ont plus alors qu’à se glisser dans les
sinuosités et dans les failles ouvertes par le déploiement indéfini de l’Empire,
dont elles retournent les oeuvres contre lui, de la manière même dont Moïse
s’est opposé à Pharaon en prenant l’initiative de l’exode, image biblique que
Hardt et Negri exploitent à plusieurs reprises pour évoquer les allures de la
grande révolte postmoderne de la multitude.
Prenons cette image de l’exode au pied de la lettre, telle qu’elle
est exposée dans l’Ancien Testament. Cet exode est celui d’un peuple. Or la
multitude, nous l’avons dit n’est pas un peuple, ce qui ne veut pas dire qu’elle
n’est pas populaire. Sa résistance tous azimuts, sur le modèle de la domination
de l’Empire, qui a pour corrélat obligé le développement des divers mouvements
antisystémiques, est, comme on l’a dit proliférante, donc non centralisée autour
de l’avant-garde d’un parti dirigeant, on serait presque tenté de dire qu’elle
est spontanée, encore que Hardt et Negri récusent l’accusation de spontanéisme
qui a été souvent portée contre leur démarche. Mais comment les flux dispersés
de la révolte peuvent-ils converger dans la réalisation d’une action
authentiquement révolutionnaire et donner lieu à l’émergence d’un pouvoir
constituant qui soit en mesure de remplir jusqu’au bout sa mission ?
Comment la chair de la multitude peut-elle prendre corps ? Est nécessaire à
cet effet l’intervention d’une instance politique de décision, instance qui,
pour rester conforme à la structure rhizomatique de la multitude, doit être
elle-même collective et récuser toute forme verticale d’ordonnancement, de
manière à rester fidèle à sa destination immanente qui lui impose de se déployer
sur un même plan d’horizontalité. Comment alors la multitude va-t-elle
s’organiser, sans sacrifier l’autonomie des singularités qui la composent ?
En exploitant un principe de liaison et de coordination qui demeure indépendant
de l’autorité d’un centre unique : ceci rappelle en quelque sorte le modèle
autogestionnaire dont le souvenir reste lié à l’expérience yougoslave, souvenir
réactualisé et rajeuni par Hardt et Negri à l’aide d’exemples plus récents comme
celui de la révolte zapatiste du sous-commandant Marcos. Cette liaison et cette
coordination se présentent comme une libre invention de formes, que la multitude
effectue à ses risques et à ses frais, sans garantie de succès, car elle ne
dispose d’aucun appui providentiel : ceci est une raison supplémentaire de
présenter l’avenir de la multitude dans les termes d’un possible qui, tout en
étant inscrit dans le mouvement de la réalité qui le projette en avant de
lui-même, n’est cependant pas pour autant assuré de s’accomplir, c’est-à-dire de
prendre une forme viable, circonstance aggravée par l’obligation que doit
assumer cette forme d’être en permanence renégociée.
Alors, qu’est-il permis d’espérer, une fois admis que le désir
démocratique de la multitude tend vers sa réalisation sans avoir la certitude
que cette réalisation, posée comme possible, devienne effective ? En
soulevant cette question, nous atteignons la dernière couche de concepts sur
laquelle s’édifie toute l’entreprise de Hardt et Negri, qui est ordonnée autour
des notions de démocratie et de vie commune. Le désir de démocratie est ce qui
oppose une résistance aux abus du pouvoir souverain. Mais que peut être la
démocratie en elle-même, en dehors de cette relation antagonique qu’elle
entretient avec l’organisation politique qui tendanciellement la spolie et
contre laquelle elle se dresse ? Ce n’est certainement pas une nouvelle
figure institutionnelle, juridiquement définie, de l’organisation du pouvoir
étatique, qui consisterait à faire de l’entité abstraite peuple l’unique
instance de décision politique : on sait ce qu’a donné dans les faits cette
tentative, qui a pris la forme de la démocratie représentative, manière subtile
de mettre le pouvoir de tous entre les mains d’une minorité supposée responsable
et qualifiée, c’est-à-dire d’une élite élevée au-dessus de la masse à laquelle
elle impose sa domination. Mais la démocratie authentique est ce que, en
référence à nouveau à Spinoza, Hardt et Negri appellent “démocratie absolue”, à
savoir la répartition effective du pouvoir entre tous, donc entre toutes les
singularités que la multitude relie sans proprement les unir ou les unifier, ce
qui reviendrait à les abolir comme singularités en les faisant rentrer à nouveau
dans le système cohérent d’un corps homogénéisé et centralisé. On comprend
aisément comment le désir d’une telle démocratie absolue, qui constitue l’affect
politique par excellence, peut se former et même perdurer en tant que tel, en
donnant son fondement à la vie sociale. Mais on a peine à comprendre comment
cette démocratie peut exister autrement que sous la forme d’un désir qui, comme
on vient de l’expliquer, n’est aucunement garanti de se réaliser. C’est en vue
de résoudre cette difficulté que Hardt et Negri développent une conception de la
vie commune, qui leur permet de donner au désir de démocratie ses bases réelles,
et de lui ôter ainsi le caractère d’un voeu pieux. La démocratie, c’est ce qui a
lieu partout où il y a de la vie commune, ne serait-ce qu’en ébauche ou en
esquisse. Par vie commune, il faut alors entendre toutes les figures de création
collective qui mettent en oeuvre une coopération et une collaboration, dont le
réseau, une fois amorcé, peut s’étendre à l’infini. C’est pourquoi la vie
commune déborde tout système ou tout ordre fixe, auxquels elle est
obligatoirement rebelle. La forme prioritaire de la vie commune, c’est le
réseau, dont la toute première image est fournie par la manière dont l’Empire, à
l’époque postmoderne, installe et propage son pouvoir : et c’est cette
image que, précisément, le désir démocratique de la multitude doit se
réapproprier en la retournant contre le pouvoir dominant qui, le premier, en a
effectué la promotion, sans se rendre compte qu’il sciait du même coup la
branche sur laquelle il était installé. Et, contre les intentions déclarées de
Hardt et Negri qui rejettent expressément l’idée de dialectique révolutionnaire,
on pourrait voir ici l’ébauche d’un raisonnement exploitant la thèse d’une
négation de la négation, ultime avatar de la relation en miroir installée entre
la démocratie et l’Empire.
Mais, à ce propos, on peut à nouveau poser la question qui a été soulevée à propos de la représentation d’une postmodernité se suffisant à elle-même du fait d’être entraînée par sa logique propre. Le réseau, dont on vient de parler, c’est la toile, la “matrice”, qui fait proliférer le commun à l’infini en l’immatérialisant, en l’absence de tout centre ordonnateur. Le commun, qui inspire en profondeur le mouvement démocratique de la multitude, c’est donc, ce n’est rien d’autre que la figure postmoderne de la communication qui, par la magie propre à ses mouvements migratoires, dissout toute tentative de limitation, dispose à la nomadisation, et relie sans concentrer, sans réduire à l’unité, dans une perspective d’expansion irrésistible. Mais, et c’est l’ultime et principale question qu’on soulèvera à ce propos, cette communication, qui prospère en entretenant sa vacuité, puisqu’elle ne communique en dernière instance rien d’autre que de la communication, et se dispense d’avoir quoi que ce soit à communiquer, c’est-à-dire un contenu, et on ne voit pas comment ce contenu pourrait être autrement que matériel, n’est-elle pas un leurre, le leurre postmoderne par excellence, auquel il faudrait opposer un maximum de résistance critique ? Faire de la communication, forme sécularisée de l’ancienne communion des esprits, le paradigme de l’organisation démocratique, n’est-ce pas prendre le risque de condamner l’action politique à tourner à vide, et à devenir un activisme sans prise effective sur la réalité ? Et alors, n’est-ce pas le triomphe de l’Empire et de ses valeurs qui seront à nouveau programmées, alors même qu’on a l’intention on ne peut plus sincère de les combattre ? Retourner contre l’Empire ses propres armes, sacraliser la communication, n’est-ce pas faire rentrer à nouveau l’idéal démocratique de la multitude dans le système imposé par l’Empire, et, à terme, détruire cet idéal à travers la forme qu’on prête à sa réalisation ? Le slogan “Soyez toujours plus interactifs !” peut-il réellement servir de mot d’ordre politique ? Est-il réellement la forme actuelle de l’action révolutionnaire ? C’est sur cette difficulté que débouche, pour finir, la lecture de l’ouvrage de Hardt et Negri.