Historien des idées, vous étudiez les Lumières en observant d’abord les débats philosophiques en leur sein. Rompant avec l’idée habituelle d’un seul et même mouvement intellectuel, vous distinguez Lumières radicales et Lumières modérées. En quoi se différencient-elles ?
Jonathan I. Israël : L’essentiel de cette différence s’explique par la place accordée à la raison. Pour les intellectuels des Lumières radicales, toute la pensée, toute la réorganisation de la société, des idées, de l’enseignement, doit se fonder sur la raison exclusivement. Pour les Lumières modérées (ou conservatrices), si la raison est importante, il faut toutefois accepter de faire des compromis avec la religion et les formes d’autorité traditionnelles. Or, il faut bien comprendre qu’il y a là un clivage dans le débat d’idées à l’époque : ces deux positions, contrairement à ce qu’on a longtemps pensé, ne tolèrent pas d’entre-deux. Ceux, parmi les gouvernements ou dans le clergé, qui sont quelque peu en faveur des Lumières soutiennent naturellement les Lumières modérées. Les idées et les ouvrages des Lumières radicales sont donc prohibés de la fin du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe (sauf pendant la Révolution française), car considérés comme antireligieux, antimonarchiques ou anti-aristocratiques. L’historiographie des Lumières a été dominée par la conception d’un mouvement plus ou moins unitaire. Plus récemment, les Lumières ont été étudiées à travers de grandes familles essentiellement nationales : les Lumières anglaises, françaises, allemandes, etc. Pour ma part, j’observe plutôt une sorte de guerre civile à l’intérieur du mouvement des Lumières, avec un conflit ininterrompu entre Lumières radicales et Lumières modérées. Toutefois, il faut dire que l’historiographie, à partir du milieu du XXe siècle, souligne la divergence fondamentale entre les deux courants. Ainsi, dès les années 1930, certains historiens commencent à insister sur la grande crise de la fin du XVIIe siècle. S’ils n’emploient pas le mot « radical », Spinoza est déjà présenté comme allant beaucoup plus loin que, par exemple, les philosophes français du milieu du XVIIIe siècle. D’un côté, Voltaire (même s’il n’était assurément pas un ami du christianisme !), Montesquieu, Turgot (qui était un philosophe chrétien) ou Réaumur défendent un système de théologie naturelle acceptant l’idée d’un dieu créateur, d’une âme immortelle qui va au Ciel ou en Enfer. De l’autre, Diderot et ses amis, ou Boulainvilliers (qui toutefois n’était pas un démocrate, mais un véritable républicain),Claude-Adrien Helvétius, le baron d’Holbach ou le duc du Marsais sont des matérialistes égalitaristes convaincus. Ceux-ci forment donc derrière Diderot une véritable tendance radicale et démocratique. Bien qu’il soit alors difficile pour eux, car très dangereux, de se définir comme des partisans de Spinoza, Diderot a quand même écrit : « Nous sommes les nouveaux spinozistes ! » Or les risques encourus pour une telle affirmation sont alors quasiment les mêmes que de se déclarer athée, cela suffit pour se retrouver en prison...
On a l’habitude de faire commencer les Lumières en 1700. Or, la période que vous étudiez débute en 1650, essentiellement afin d’y intégrer Spinoza. Pourquoi considérez-vous que la véritable rupture se produit avec l’avènement de la pensée de Spinoza ?
Évidemment, si on se situe dans le seul contexte français, la rupture ne peut commencer qu’à partir de 1715, c’est-à-dire avec la mort de Louis XIV. Mais, selon moi, les cadres nationaux ne sont pas pertinents pour bien comprendre le bouleversement majeur que représentent les Lumières dans l’histoire de la pensée. Je pense que la véritable rupture philosophique est advenue quelques décennies plus tôt, principalement en Hollande. La très grande majorité des historiens anglais (et américains) pense qu’elle a lieu en Angleterre, d’abord avec Hobbes, puis Locke, et surtout avec Newton. L’influence de ce dernier dans le camp modéré est immense ès le XVIIIe siècle, non seulement en science mais aussi en philosophie. Il a en effet créé un système, qu’on peut appeler physico-théologique, où il explique la construction de la réalité en intégrant des éléments scientifiques à des concepts philosophiques et théologiques et cela a vraiment marqué les esprits dans toute l’Europe. Voltaire par exemple a toujours dit que le nouveau système philosophique avait un socle d’idées anglaises. Il évoque même très souvent la « supériorité de la philosophie anglaise », idée très répandue alors. Au contraire, les intellectuels se rattachant aux Lumières radicales ne sont pas anglophiles, ce qui est une différence très intéressante. Cependant, pour bien comprendre ce qu’ont pu être les Lumières, il est nécessaire de se pencher sur les grands débats de l’époque au lieu de se limiter aux penseurs dans chaque pays. C’est seulement ainsi qu’on peut voir comnent sont travaillées les grandes questions con le rôle de la religion dans la vie, la magie, la démonologie, etc. Or, je pense que la première vraie rupture provient de la philosophie cartésienne, et donc de la Hollande. Il faut se souvenir (notamment en France !) que Descartes vit en Hollande. Or ce sont ses livres qui provoquent un bouleversement dans la pensée et l’enseignement, mais aussi sein de l’Église réformée hollandaise et de la vie culturelle en général. Turgot avait raison de dire que les écrits de Descartes sont une « révolution totale ». Mais celle-ci n’intervient que dans le domaine de la pensée, de la philosophie. Peu après, commencent à être comprises les conséquences pratiques de ce bouleversement, qui sont aussi sociales et politiques. C’est là le début du cycle de Spinoza : avec ses amis et alliés, il crée un système de pensée beaucoup plus large, en y intégrant des éléments de Machiavel, de Descartes, de Hobbes, etc. Ensuite, notamment avec Pierre Bayle (qui lui aussi était un Français exilé en Hollande), se développe un milieu intellectuel radical révolutionnaire très subversif qui prend de l’ampleur. Je crois que là intervient le véritable commencement des Lumières.
Votre travail peut surprendre du fait de votre volonté de ne pas concevoir les Lumières à travers les seuls cadres nationaux. Vous insistez sur le fait que les Lumières radicales se caractérisent en tant que mouvement unificateur de l’Europe de la pensée.
Je pense en effet que c’est un mouvement fondamentalement unificateur. Cependant, je ne sais pas s’il est juste de dire qu’il s’agit d’un mouvement précisément européen car l’égalité et l’unité de tous les peuples du monde est un concept très important pour ces intellectuels radicaux. Contrairement à ce qu’on a longtemps pensé, notamment au XIXe siècle, ils ne considèrent pas les Blancs comme une espèce à part, supérieure, mais bien une population parmi"d’autres. C’est une idée tout à fait en avance, révolutionnaire même. Je crois qu’on peut dire que l’idée anticolonialiste est née dans le sillon de ces Lumières radicales , alors que les tenants des Lumières modérées, surtout en Angleterre, en France ou en Hollande, se font les avocats des principes des empires (qui se développent alors). Cependant, il est certain que les idées nationales ne sont en aucun cas importantes pour les intellectuels de l’époque, radicaux ou modérés. D’un certain point de vue, il était peut-être plus facile alors de créer une culture intellectuelle européenne intégrée. En effet, c’est seulement à partir du XIXe siècle que les gouvernements formulent et diffusent largement les idées nationales dans les écoles, dans l’enseignement de l’histoire en particulier. Ils établissent alors directement les programmes pour inculquer avec force dans leurs populations respectives l’idée que la formation de l’État-nation est la chose la plus importante de leur histoire. Or, au XVIIIe siècle, cette question de l’État-nation n’a aucune importance ! On voit alors se développer des outils de diffusion de la pensée extrêmement importants comme les périodiques érudits qui circulent à travers toute l’Europe. Ils permettent d’intégrer une grande part de la culture intellectuelle de l’époque, tout comme les nouveaux dictionnaires et les encyclopédies. Presque tous sont rédigés en français, en latin, en anglais ou en allemand, soit à peu près dans quatre langues. S’il est vrai qu’en France (tout comme en Italie ou en Espagne) on ne lisait guère l’anglais ou l’allemand, il faut rappeler combien, en Scandinavie ou en Russie, les livres en allemand par exemple ont une importance capitale et circulent tout au long du XVIIIe siècle. De ce point de vue, du fait de ces quatre langues qui véhiculent alors, à elles seules, quasiment toute la culture de l’époque, il n’est peut-être pas faux de penser qu’on avait affaire à une culture européenne beaucoup plus intégrée qu’aujourd’hui !