Actualité de Spinoza ? Si le champ philosophique se partage,
comme on le dit, entre la phénoménologie et la philosophie analytique, en
laissant quelques mètres carrés au néo-kantisme et aux postmodernes, Spinoza est
incontestablement de trop. Mettre à l’honneur Spinoza, comme nous le faisons
dans ce numéro, est en soi un acte de résistance et d’affirmation intempestive.
C’est affirmer l’excès de l’être sur la conscience et le langage, l’inefficace
des prescriptions d’une raison pure pratique, l’effectivité du désir, comme
réalité et production d’effets.
Il ne s’agit pas pour autant de remplacer une
hégémonie par une autre, de faire advenir un royaume. Nous ne sommes pas les
soldats du Spinozisme. Ni refuge, ni ancre de salut, ni nouvelle doxa. Être spinoziste n’est pas une position de repli ou de
défense, c’est une attitude positive de production, c’est actualiser, à l’infini
et sous différentes formes, les potentialités des énoncés spinoziens, activer
une disposition générale de la pensée, des règles de formation des énoncés, pour
reprendre le vocabulaire de Foucault. Une mineure sur Spinoza était nécessaire
pour manifester clairement, au-delà de notre amour des textes, une méthode de
recherche et de réflexion : affirmer la subversion comme processus réel,
enraciner la transformation dans l’être, renouer les liens de la politique et de
l’ontologie, contre les artifices du devoir-être et de l’utopie. [1]
Spinoza donc, par méthode. Multitudes y reviendra souvent avec
ténacité. Dans son prochain numéro, pour commencer. On y trouvera l’exceptionnel
entretien d’Alexandre Matheron avec Laurent Bove et Pierre-François Moreau. Car
ce rapport privilégié, nous le devons fortement à une certaine relecture des
textes initiée, autour de 1968, principalement par Matheron et Deleuze. Depuis
1968, notre Spinoza n’est plus celui de Hegel, ni celui des romantiques
allemands, c’est celui redécouvert par Matheron et Deleuze. Toute la recherche
spinoziste, dans sa grande diversité, s’est déployée, depuis lors, dans l’espace
ouvert par ces deux commentateurs.
À l’heure où l’institution, kantisée
jusqu’à l’os, rabâche souvent un Spinoza post-cartésien, ou, pire encore,
néostoïcien (avec les concepts en plus), il est amusant de rappeler que, dès 68,
deux commentateurs avaient saisi l’originalité d’une philosophie de la potentia et de ses variations. Individu et
communauté s’ouvre sur la définition du conatus, et la
reconnaissance de son rôle fondateur dans l’éthique et la politique ; le
chapitre XVI de Spinoza et le problème de l’expression décrit
un monde éthique où les différences de puissance sont le seul principe
discriminant.
C’est pourquoi nous serons fiers de publier cet entretien où
Alexandre Matheron raconte cette période héroïque des commencements, et où sont
repris certains points essentiels de l’interprétation. On y apprend aussi
qu’Althusser aurait dit : « Dans Guéroult, il y a toutes les
propositions de l’Éthique, même celles que Spinoza a oubliées.
Mais entre Guéroult et Spinoza, il ne se passe rien. Tandis qu’entre Matheron et
Spinoza, il se passe quelque chose ». Spinoza, c’est une lecture-événement,
et « rien n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque
effet ». [2]
Negri réinterroge le rapport de Spinoza à la tradition
matérialiste, sur le problème précis de la liberté. Spinoza fait événement dans
l’histoire du matérialisme, qui se remet enfin de l’inoubliable
« humiliation » du clinamen infligée par Lucrèce.
L’innovation est enfin pensable, non plus comme suspension de la nécessité du
monde, mais dans le monde, comme transformation du réel. Pour nous introduire
dans cette gigantomachie conceptuelle, Negri choisit la petite porte d’une
petite expérience affective : le rire. L’hilaritas est
manifestation en acte de l’indistinction, affirmée dès le début [3] de
l’Éthique, entre liberté et nécessité. Avant d’être un
prestigieux problème philosophique, la conjonction liberté-nécessité
s’expérimente, se vit, est saisissable sous la forme de ce que Negri appelle
« une voie de subjectivation ».
Negri restitue, enfin, à partir de
cette analyse du rire, toute la dimension constituante et productive de la
liberté, dans une confrontation inattendue avec Wittgenstein et Joyce. La
liberté n’est pas l’acceptation stoïcienne du monde, pas même la simple
affirmation de soi, elle est pleinement innovation, création, surplus, excès
ontologique. Ni apathie, ni ataraxie, ni expédient du clinamen
: il se passe quelque chose dans le monde.
Le dernier article de ce dossier analyse le rôle des catégories
temporelles dans la production d’obéissance et d’asservissement. Nicolas Israël
nous montre comment la production de crainte et d’espoir (par l’imagination d’un
mal passé ou d’un bien futur promis) est une technique d’asservissement bien
plus efficace que l’invocation d’un pacte originel.
On a insisté, à juste
titre, sur le caractère aporétique de la réflexion spinozienne sur la
multitude [4].
Spinoza est partagé entre une crainte de la plèbe, toujours
prête à soutenir les pires tyrans et à massacrer les sages (d’où un certain
réalisme machiavélien) et l’affirmation radicale qu’il n’y a pas de souveraineté
hors de la multitudo. Décalage désespérant entre une multitude
idéalement libre et raisonnable et une foule réellement ignorante et
« terrible, quand elle est sans crainte » [5] ?
On a pas fini d’explorer cet aspect hautement problématique de la pensée de
Spinoza. Mais sans doute peut-on s’accorder sur quelques points.
Le point
essentiel nous semble être qu’il n’y a pas d’essence atemporelle de la multitude
chez Spinoza. La multitude n’est pas par essence, naturellement, monarchiste ou
démocrate, une masse ignorante et dangereuse, un mouvement à contenir, un
problème pour les dirigeants, ou un individu raisonnable, capable de rechercher
son utile propre, capable de souveraineté. La multitude se comporte comme une
foule dans un cadre institutionnel précis. Le superstitieux est produit par
l’institution. Si la superstition repose bien sur des affects naturels
difficilement évitables, elle est aussi déterminée par des structures sociales
qui la fabriquent et l’utilisent pour asseoir ses dispositifs de pouvoir. La
vraie question devient dès lors politique : dans quelles institutions les
hommes ne sont que plèbe, foule ? « Il n’est pas surprenant non plus
que la plèbe ignore la vérité et qu’elle n’ait pas de jugement, puisque les
affaires importantes de l’État sont tenues secrètes […] Vouloir tout cacher aux
citoyens, puis escompter qu’ils ne portent point cependant de jugements erronés
et ne soupçonnent point le pire, c’est faire preuve d’une inconséquence
extrême ! ». [6]
La
multitude n’est rien de fixe, de déterminé, c’est une puissance variable :
« potentia multitudinis ». Si sa puissance d’agir
et de penser peut diminuer jusqu’à la superstition, la haine, la dernière des
barbaries, elle peut aussi augmenter et tendre vers la raison. Il ne faut pas
penser des essences fixes mais des processus possibles, toujours inachevés.
C’est pourquoi la démocratie spinozienne est davantage un processus
essentiellement inachevé de libération, un devenir libre, plutôt qu’une forme de
gouvernement idéal. Une tendance du réel, une transformation en acte de soi et
des choses. La multitude n’est pas un être, c’est un passage. Dans la multitude,
là encore, il se passe quelque chose. De ce point de vue, Spinoza fait encore
événement.
[1] Dans sa contribution à notre dossier sur le biopouvoir et la biopolitique Multitudes n° 1, Jacques Rancière a très clairement repéré cette méthode, ce dispositif spinozien de pensée, à l’œuvre dans certaines de nos hypothèses sur la biopolitique. Interrogé sur la pertinence de l’usage mouvementiste ou revendicatif du concept foucaldien, Jacques Rancière répond : « Cela revient pour moi à une tentative d’identifier la question de la subjectivation politique à celle des formes de l’individuation, personnelle et collective. Or je ne crois pas que rien se déduise d’une ontologie de l’individuation à une théorisation des sujets politiques » (p. 91).
[2] Éthique, I, proposition 36.
[3] Éthique, I, définition VII : « Est dite libre la chose qui agit par la seule nécessité de sa nature, et se détermine par soi seule à agir : et nécessaire, ou plutôt contrainte, celle qu’autre chose détermine à exister et à opérer de façon précise et déterminée ».
[4] Voir Étienne Balibar, La crainte des masses, « Spinoza, l’anti-Orwell », Galilée, 1997.
[5] Traité politique, Chapitre VII, § 27.
[6] Idem.