L. B. : Votre lecture [1] de Spinoza, qu’elle soit suivie ou discutée, est aujourd’hui une référence majeure des recherches spinozistes. Quand avez-vous commencé à travailler sur Spinoza et quel était, à cette époque-là, l’état des études sur le philosophe hollandais ?
A. MATHERON : Le début de mes études sur le spinozisme,
c’était en 1949, quand je me suis inscrit pour un diplôme d’études supérieures
(l’équivalent du mémoire de maîtrise d’aujourd’hui) sur la politique de
Spinoza ; pour autant que je sache, c’était le premier sur ce sujet. Il
était d’ailleurs très mauvais : c’était purement et simplement une
paraphrase très plate du Traité politique et des derniers
chapitres du Traité Théologico-politique. Mais mon principal
souci n’était pas tellement Spinoza. A ce moment là, j’étais membre du parti
communiste (et même, à l’époque, très stalinien), je venais d’adhérer, et je
cherchais un philosophe que l’on puisse considérer comme un précurseur de Marx.
J’aurais voulu le traiter à la façon de marxistes dogmatiques : commencer
par les forces productives et les rapports de production, ensuite passer aux
structures politiques, aux courants idéologiques, aux luttes de classes etc., et
enfin arriver à la philosophie… Bien entendu, je n’avais pas fait ça dans le
DES, mais je comptais le faire ensuite… et bien entendu, je ne l’ai jamais
fait ! Ma thèse proprement dite, j’ai commencé à y penser quand j’étais
déjà assistant à la faculté d’Alger, à la fin des années 50 ou au début des
années 60. L’état des études spinozistes en France, à ce moment là, c’était
quasiment zéro. Je me rappelle avoir été invité quelques années plus tard à une
réunion préparatoire chez Althusser pour un séminaire qui devait avoir lieu sur
Spinoza (et qui n’a jamais eu lieu)…
L. B. : C’était en quelle
année ?
A. MATHERON : Je ne sais plus en quelle année, mais c’était
après la parution de Lire le Capital. Il y avait là Macherey,
il y avait aussi Badiou, et je connaissais déjà leurs noms. Et c’était aussi
avant mai 68. L. B. : Vers les années 65-66 ?
A. MATHERON :
Oui, sûrement.Eh bien, ce jour là Althusser nous avait donné comme bibliographie
uniquement Delbos et Darbon : rien de plus que ce qu’on lisait déjà quand
je préparais l’agrégation et que Spinoza était au programme. Il y avait aussi le
cours polycopié d’Alquié, un article de Misrahi, sur la politique de Spinoza, et
je crois bien que c’était à peu près tout. D’ailleurs quand j’étais allé
demander une bibliographie à Gueroult, il m’avait répondu : « La
bibliographie, il n’y en a pas ! Ce sont tous des ânes, sauf Delbos et
Levi-Robinson » ! Donc il n’y avait pratiquement rien, et ça a
continué en fait jusqu’aux alentours de 68.
L. B. : Dans votre
bibliographie d’Individu et communauté chez
Spinoza, vous citez Sylvain Zac…
A. MATHERON : Ah oui, c’est
vrai : Zac avec sa thèse de 1962, c’est le premier qui a relancé les études
spinozistes ; mais ensuite, il a fallu attendre les alentours de 68. Et
effectivement, si vous regardez ma bibliographie dans Individu et
Communauté, il n’y a quasiment rien.
L. B. : Quand on compare votre
bibliographie à la bibliographie d’un étudiant qui commence des études
spinozistes aujourd’hui, naturellement…
A. MATHERON : Il y a une
différence fondamentale, évidemment… Alors en 68 est paru le grand livre de
Bernard Rousset, qui est antérieur à celui de Gueroult…
L. B. : Et
Gilles Deleuze…
A. MATHERON : Deleuze c’est un petit peu après. Gueroult
fin 68, Deleuze début 69 (il est daté de 68, mais il n’est pas sorti en
librairie avant 69).
L. B. : Mais Rousset et Deleuze n’ont pas joué de
rôle dans votre travail, étant donné que celui-ci était terminé à cette
époque ?
A. MATHERON : Rousset et Deleuze n’ont joué aucun rôle, je
ne les connaissais absolument pas. Gueroult, lui, était ce qu’on appelait mon
parrain de CNRS : j’allais de temps en temps le voir, et il me parlait
énormément de son livre en préparation. Mais il y a sans doute beaucoup de
choses que je n’ai pas comprises dans ses propos : par exemple, il avait
certainement dû me parler des substances à un attribut (étant donné l’importance
que cela avait pour lui), mais je n’en avais absolument rien assimilé.
Absolument rien. Par contre, un point que j’avais retenu, et qui m’a servi dans
ma thèse, c’était l’extrême importance de la différence entre l’idée que nous
sommes et les idées que nous avons. Ça, c’était enregistré. Mais autrement, pour
ce qui concerne ma thèse, le livre de Gueroult sur Spinoza tel que je le
connaissais par ouï-dire ne m’a pas vraiment servi à grand’chose quant à son
contenu. De toute façon, mon sujet ne recoupait le sien que très
partiellement : 80 pages environ sur 600 dans Individu et
Communauté. Par contre, du point de vue méthodologique, ses remarques sur
mon travail m’ont beaucoup aidé ; et la méthode qu’il avait employée dans
son livre sur Descartes (j’aime moins celui sur Malebranche) était pour moi un
véritable modèle idéal : je voulais travailler comme ça !
L.
B. : Vous citez Sartre aussi, que vous signalez également dans la
bibliographie du Christ et le Salut des Ignorants. Deux fois
on retrouve Sartre…
A. MATHERON : Dans la bibliographie du Christ, c’était très ponctuel : je disais que, dans la
théocratie hébraïque vue par Spinoza, régnait une sorte de
« fraternité-terreur » ; et j’avais cité Sartre uniquement à ce
propos. Par contre, dans Individu et Communauté, dans mon
étude de la théorie spinoziste des passions, je pensais bien davantage à la Critique de la raison dialectique : le passage de la série
au groupe, effectivement, ça m’a donné des idées.
P-F. M. : Si on peut
revenir un peu en arrière, en 49 il n’y a rien et vous faites un mémoire de
maîtrise qui est, dites-vous, très mauvais. En 66, vous faites une thèse que
vous soutenez en 69. Qu’est-ce qui s’est passé entre les deux ?
A.
MATHERON : J’ai enseigné à la Faculté d’Alger de 1957 à 1963 ; et, une
fois choisi mon sujet de thèse, j’ai évidemment beaucoup travaillé Spinoza.
D’ailleurs (comme mes supérieurs hiérarchiques se moquaient pas mal de ce qu’on
faisait comme cours), j’ai très souvent fait cours sur lui. Dans ces cours, il y
avait beaucoup de choses qui passaient par-dessus la tête de mes étudiants, mais
que j’ai mis ensuite dans Individu et Communauté.
P-F.
M. : Donc c’est à ce moment là que vous décidez de faire votre
thèse ?
A. MATHERON : C’est là que j’y ai pensé. Ensuite, je suis
rentré au CNRS où j’ai passé 5 ans à rédiger mes deux thèses, mais c’est là que
mes idées principales me sont venues, pendant que j’étais à la Fac
d’Alger.
P-F. M. : Vous aviez d’abord envisagé de faire une thèse sur
autre chose ?
A. MATHERON : Pas vraiment, non. Sauf à un moment où
j’étais encore très stalinien (j’étais aussi très jeune) et où je me
disais : « il faut que je fasse quelque chose sur les matérialistes du
XVIIIème siècle », parce que cela me semblait « politiquement
juste », comme on disait à l’époque. Mais j’ai vite trouvé que Spinoza,
c’était bien mieux que d’Holbach et Helvétius - pour lesquels, d’ailleurs, j’ai
encore aujourd’hui beaucoup de sympathie, mais il y a tout de même une
différence de niveau !
L. B : Brunschvicg ne vous a servi à rien.
Vous n’en parlez pas du tout.
A. MATHERON : Non, Brunschvicg ne m’a
servi à rien. Effectivement, j’ai oublié de parler de Brunschvicg… Et j’ai
oublié aussi de vous dire que, parmi tous les vieux auteurs qui ont écrit sur
Spinoza, il y en a un qui m’a énormément éclairé : cela peut paraître
paradoxal, mais c’est Lachièze-Rey dans son livre sur Les origines
cartésiennes du Dieu de Spinoza . Il est, je crois, le premier a avoir dit
que la « nature naturante » et la « nature naturée » sont
une seule et même nature considérée en tant que naturante et
en tant que naturée. Aujourd’hui, c’est devenu banal, encore
que tout le monde ne l’ait pas vraiment compris. Mais pour moi, ça a été une
illumination, parce que je n’y avais jamais pensé avant.
P-F. M. : Vous
avez été un moment au comité de rédaction de La Nouvelle
Critique ?
A. MATHERON : Non, pas du tout. J’aurais sûrement
accepté d’en faire partie si on me l’avait demandé, mais on ne me l’a pas
demandé. Ce qui est vrai, c’est que j’ai écrit, dans La Nouvelle
Critique des années 50 un article très malheureux - quoique en très bonne
compagnie, puisque c’était en collaboration avec Michel Verret et François Furet
- sur Les Communistes d’Aragon. Il était très mauvais,
évidemment : hyper, hyper stalinien.
L. B : Lorsque vous envisagez
finalement de faire une thèse sur Spinoza, c’est pratiquement à la même époque
que paraît le livre de Desanti.
A. MATHERON : Il était même paru avant.
L’Introduction à l’histoire de la philosophie était parue, je
crois, en 1956. Oui, ça m’avait énormément intéressé.
L. B. : C’était le
livre que vous pensiez faire lorsque vous vous êtes engagé dans votre
diplôme ?
A. MATHERON : Voilà c’est ça, oui ; je pensais faire
quelque chose comme ça. Et après l’avoir lu, je pensais continuer dans cette
voie. Je m’imaginais écrivant un premier volume de 500 pages sur les forces
productives, les rapports de production, les luttes de classes en Hollande, etc.
et puis un second volume de 500 pages où j’aurais enfin abordé Spinoza. Mais dès
que j’ai commencé à travailler à ma thèse, j’ai totalement renoncé au premier
volume. Et du reste je n’étais plus stalinien à l’époque.
L. B. : A
l’époque, c’est-à-dire ?
A. MATHERON : A partir de 1957. Je n’étais
plus au Parti. J’y suis revenu ensuite, de 64 à 78 ; mais toutes mes
sympathies allaient aux oppositionnels, aussi bien à Althusser qu’à Labica et à
mes élèves et anciens élèves de la revue Dialectiques. Je
restais simplement marxiste dans un sens large.
L. B. : En même temps
vous avez continué à citer le livre de Desanti et, m’avez-vous dit, vous le
citiez d’autant plus volontiers que Desanti s’en détachait…
A.
MATHERON : Oui, oui, j’ai toujours cité Desanti, ne serait-ce que pour lui
rappeler que le livre qu’il avait fait, et que sans doute il reniait, était très
bon. C’est le meilleur ouvrage marxiste d’histoire de la philosophie que j’ai
jamais lu, avec celui de Negri.
L. B : Même dans la distinction de
Desanti entre les tendances matérialistes et les tendances idéalistes chez
Spinoza ?
A. MATHERON : Non. L’obligation de distinguer en chaque
philosophie une contradiction entre deux pôles, un pôle matérialiste et un pôle
idéaliste, ça ne me dit plus grand chose. Maintenant, qu’on puisse distinguer
dans une même philosophie, différents pôles, et des conflits entre différentes
tendances, c’est autre chose. Mais que tout cela doive toujours se comprendre à
partir d’une contradiction unique et éternelle qui serait « le fil rouge de
l’histoire de la philosophie », comme disait Lénine, non, je n’y crois plus
tellement. A moins qu’on ne donne au mot « matérialisme » un sens
beaucoup plus large ; car après tout, quand Engels définit le matérialisme
par l’admission de « la nature telle qu’elle est, sans aucune addition
étrangère », ça peut s’appliquer à Spinoza ; mais ce n’est pas ce
qu’on appelle ordinairement matérialisme.
L. B. : C’est-à-dire que le
livre de Desanti vaut finalement moins par ce qu’il nous apprend sur Spinoza que
par l’analyse marxiste des conditions historiques de la Hollande de son
temps ?
A. MATHERON : Je ne dirais pas cela. Car ces analyses, qui
sont de toute façon très insuffisantes aux yeux d’un historien (elles sont
surtout programmatiques) nous apprennent tout de même quelque chose, sinon sur
Spinoza lui-même, du moins sur la façon dont s’articulent un ensemble de
problématiques qui lui étaient données, à partir desquelles il devait réfléchir,
et qui définissent donc certaines des conditions de possibilité de l’apparition
de quelque chose comme le spinozisme en Hollande plutôt qu’ailleurs. Negri a
montré la même chose, d’un autre point de vue, mais qui recoupe celui de
Desanti. Et il devait y avoir un second volume qui aurait traité de Spinoza
lui-même, mais qui n’est jamais paru. Je suis sûr qu’il aurait été très bon, et
très largement indépendant du premier.
L. B. : Une question encore sur
le texte de Desanti. Il disait, au fond, qu’il était inutile pour un
matérialiste que l’on conserve le troisième genre de connaissance chez
Spinoza.
A. MATHERON : Il a dit ça ?
L. B. : Oui.
A.
MATHERON : Ah ! Alors je ne m’en souviens plus. Et c’est peut-être un
oubli significatif ; car, en ce qui me concerne, j’ai toujours pensé le
contraire. Il est vrai que je me suis beaucoup plus intéressé à la cinquième
partie de l’Ethique à partir du moment où j’ai pris mes
distances avec le parti communiste. Mais je me rappelle que, lorsque j’étais
encore agrégatif, la cellule des étudiants de philo avait décidé un jour de
sortir un journal de cellule pour inviter à lire l’Humanité ; et j’avais écrit un article où je faisais une
comparaison entre le Figaro qui ment, Le Monde qui ne donne que des connaissances du premier genre, France-Observateur à qui je reconnaissais au moins le mérite de
donner parfois des connaissances du second genre, et l’Huma,
enfin, qui était seule à en donner du troisième genre ! Toute la cellule
avait trouvé que l’article était très amusant, mais que, « tout de
même », on ne pouvait pas le passer ! C’est pour dire que je me suis
toujours intéressé à la connaissance du troisième genre… Mais j’avais tendance,
c’est vrai, à penser qu’elle préfigurait ce que Mao Tsé Toung devait appeler
« le stade pratique de la connaissance » ; et à penser du même
coup que l’éternité spinoziste préfigurait la vie militante, qui me paraissait
être le meilleur exemple d’adéquation de notre existence à notre essence -
adéquation que je regrettais de ne pas pouvoir réaliser pour mon propre compte,
car en fait j’étais un très mauvais militant ! Heureusement pour moi, cela
n’a pas duré longtemps. Mais j’avais au moins compris dès le début que la
connaissance du troisième genre était non seulement quelque chose d’essentiel
dans le système de Spinoza, mais quelque chose qui pouvait se vivre, et qui
pouvait vraiment nous apporter une sorte de salut.
L.
B. : Lorsque Desanti dit que Spinoza est un penseur bourgeois cela
demeure-t-il vrai pour vous ?
A. MATHERON : Non. Mais j’ai commencé
à penser comme cela. Mais il allait de soi pour moi que Spinoza était allé le
plus loin possible dans tout ce vers quoi on pouvait aller quand on était un
penseur de la bourgeoisie ; et puis finalement, je me suis aperçu qu’il
était allé tellement loin que cela n’impliquait plus du tout de rapport avec la
bourgeoisie. Au début, donc, j’avais commencé à étudier Spinoza parce que j’y
voyais quelqu’un qui avait eu le grand mérite, par-delà les limites que lui
imposaient sa perspective de classe, d’être un précurseur de Marx ; et
maintenant, j’ai plutôt tendance à voir dans Marx quelqu’un qui a le grand
mérite d’être l’un des successeurs de Spinoza dans certains domaines.
P-F.
M. : Ceux qui aujourd’hui, travaillent sur Spinoza disposent d’une
littérature bien plus ample que celle que vous aviez. Ils discutent aussi les
thèses des chercheurs étrangers, puisqu’il y a eu aussi un renouveau spinoziste
hors de France. A l’époque, vous connaissiez très peu les commentateurs
étrangers, ou vous ne les estimiez pas. Les gens que vous citez dans votre
thèse, c’est par exemple Dunner…
A. MATHERON : C’est complètement nul.
Mais j’avais lu aussi quelques bons livres étrangers en travaillant à ma
thèse : le livre de Feuer, par exemple m’a assez intéressé.
P-F.
M. : Et vous connaissiez Leo Strauss à l’époque ? Vous ne le citez
pas.
A. MATHERON : Non je ne connaissais pas ce Leo Strauss là. J’avais
lu son livre sur Hobbes, mais je ne connaissais pas son livre sur Spinoza.
J’avais lu Wolfson, évidemment, que je ne méprisais pas du tout, mais qui ne m’a
pas inspiré particulièrement. C’était une approche qui n’était pas la mienne,
mais qui m’a quand même appris des choses, car j’étais extrêmement ignorant en
matière de philosophie juive.
P-F. M. Aviez-vous des contacts avec
d’autres spinozistes ?
A. MATHERON : Personne, non ; je ne
savais même pas qu’il y en avait. Ou plutôt si, il y avait Marianne
Schaub : quand je venais à Paris, on se donnait rendez-vous pour prendre un
pot, mais finalement on ne parlait presque pas de Spinoza.
P-F. M. : Et
Sylvain Zac, vous le connaissiez personnellement ?
A. MATHERON :
Non, je ne l’ai connu qu’une fois ma thèse terminée, un peu avant d’entrer à
Nanterre, où j’ai enseigné comme maître-assistant (l’équivalent des maîtres de
conférences d’aujourd’hui) de 68 à 71. J’ai toujours eu d’excellents rapports
avec lui : c’était un homme adorable !
P-F. M. : Qui était
votre directeur de thèse ?
A. MATHERON : J’avais demandé à Gouhier
parce que je croyais que Gueroult ne dirigeait pas de thèses. Gouhier,
finalement, m’a gardé pour la thèse complémentaire ; pour la thèse
principale il m’a envoyé à Polin, qui ne m’a d’ailleurs ni aidé ni gêné.
P-F.
M. : Donc, en fait, vous n’avez connu Gueroult que parce qu’il était votre
patron au CNRS ?
A. MATHERON : J’avais lu ses livres, mais,
personnellement, je l’ai connu uniquement là ; et je ne l’ai jamais vu qu’à
cette occasion et le jour de ma soutenance, parce qu’il était dans le jury. On
n’a jamais parlé d’autre chose que de Spinoza. Sauf une fois où il s’est lancé,
je ne sais plus pourquoi, dans une diatribe contre Alain Peyrefitte, et où je
l’ai écouté très poliment ; mais c’est tout.
P-F. M. : Mais vous
l’avez revu après votre thèse ?
A. MATHERON : Je ne l’ai jamais
revu après. Nous nous sommes quelquefois téléphoné ou écrit. Il m’avait demandé,
par exemple, de faire un compte-rendu de son livre, que j’ai fait, mais je ne
l’ai jamais revu physiquement.
P-F. M. : Ce qui est étonnant, c’est que
les gens vous voient comme le disciple le plus proche de Gueroult, non pas
seulement sur le plan intellectuel, mais comme quelqu’un qui aurait eu beaucoup
de relations personnelles avec lui.
A. MATHERON : Oui, je le sais bien.
C’est pour ça que certaines personnes avec qui Gueroult n’avait pas été très
gentil ont cru que j’avais une responsabilité là-dedans…
P-F. M. :
L’éminence grise…
A. MATHERON : Oui, c’est grotesque. Non seulement
c’est faux, mais, dans chacun de ces cas, je n’étais même pas au courant sur le
moment, et je n’ai appris que beaucoup plus tard ce qui s’était passé. En fait,
Gueroult ne m’a jamais dit de mal d’aucun collègue…. Si, j’oubliais : il
m’en a dit une fois, mais très brièvement et très allusivement, et il s’agissait
de quelqu’un dont j’ignorais tout à l’époque, même le nom.
L. B. : Entre
Desanti et Gueroult, c’est Gueroult qui va jouer pour vous le plus grand
rôle.
A. MATHERON : Du point de vue méthodologique, oui.
P-F.
M. : Le faite d’être en Algérie a-t-il joué un rôle dans la conception que
vous vous êtes fait de Spinoza ? C’était en pleine guerre…
A.
MATHERON : Peut-être ; il est possible que cela ait joué un rôle,
particulièrement dans mon chapitre sur la théorie des passions. Il y a certaines
de mes formules qui évoquent ce que les partisans de l’ « Algérie
française » pouvaient dire des Algériens.
P-F. M. : Vous y pensiez
consciemment ?
A. MATHERON : Oui, au moins une fois, dans le
passage où j’explique comment l’ambition de gloire se transforme en ambition de
domination et en envie : nous avons commencé par vouloir plaire à autrui en
lui rendant service, puis nous avons voulu qu’il se règle sur nos désirs, et
finalement nous voulons le déposséder de ses biens. Après cette explication je
disais que la résistance de nos victimes « est ressentie par nous comme la
plus noire des ingratitudes », et je résumais cet état d’esprit en
ajoutant : « après tout ce que nous avons fait pour eux » !
C’était une formule qu’on entendait quasiment tous les jours à Alger du côté
français.
L. B. : Avec Gueroult, vos discussions sur Spinoza n’ont
jamais porté sur le Spinoza politique ?
A. MATHERON : Non, jamais,
ça ne l’intéressait pas du tout. Et je crois même qu’il ne m’a jamais parlé de
la politique de Spinoza ; donc je ne sais pas directement ce qu’il en
pensait. Mais quand j’étais à Alger, il y avait comme Prof. quelqu’un de très
bien, Ginette Dreyfus, qui était totalement gueroultienne ; et une année où
le Traité politique avait été mis au programme de
l’agrégation, elle avait trouvé que c’était dommage parce que, disait-elle,
« ce n’est pas intéressant ». Je suppose donc que Gueroult pensait la
même chose. En tout cas, quand je lui apportais mes travaux chaque année (car,
en tant que parrain du CNRS je devais les lui soumettre), il me faisait toutes
sortes d’observations, des éloges, des critiques, etc., mais sur les chapitres
concernant la politique, il ne me disait jamais rien. Manifestement, ça ne
l’intéressait absolument pas.
L. B. : La lecture de Gueroult ne vous
paraissait-elle pas refouler le thème de la puissance ? Vous posiez-vous
déjà cette question ?
A. MATHERON : Non. Et c’est même très
curieux. Car, au tout début de mon premier chapitre d’Individu et
Communauté chez Spinoza, j’étais arrivé d’emblée à l’idée à laquelle je
reviens maintenant : la substance comme activité pure ; et l’idée me
venait de Lachièze-Rey, le grand idéaliste, dont je citais la formule concernant
l’Etendue comme « espace spatialisant, et non pas espace spatialisé ».
Bien entendu, pour Lachièze-Rey, cette idée d’une Etendue active, qu’il
attribuait à juste titre à Spinoza, était « en réalité » intenable, et
Spinoza aurait dû « logiquement » être idéaliste. Mais là, je ne le
suivais plus. Et dès les premières pages d’Individu et
Communauté, j’avais essayé de justifier cette conception de la substance
comme activité pure - en me fondant d’ailleurs, non pas du tout comme
aujourd’hui sur l’Ethique (parce que je ne trouvais pas encore
ça dans l’Ethique), mais uniquement sur le Traité de la Réforme de l’Entendement , sur la théorie de la
définition génétique. Puisque comprendre c’est comprendre génétiquement, et
puisque l’être et le connaître sont en définitive la même chose, j’en avais
conclu immédiatement que, pour Spinoza, l’être est genèse et productivité. Mais
après avoir dit cela, j’étais passé à autre chose. Et je peux dire qu’après
avoir lu Gueroult, effectivement, j’avais plus ou moins refoulé cette idée - en
grande partie, je pense, sous l’influence de sa notion des substances à un
attribut. Je ne l’avais d’ailleurs pas vraiment reniée, mais je n’y pensais
plus. D’autant plus que par ailleurs, la notion de substance à un attribut, à
condition de la transformer - de ne pas parler de substance à un attribut, mais
de la substance considérée sous un attribut
- pouvait vraiment, à mon avis, rendre compte de la méthode suivie par Spinoza
dans les premières propositions de l’Ethique. Mais, pour le
reste, ça m’a retardé ; et c’est seulement dans les années 80 que je suis
revenu à ma première idée, à partir du moment où j’ai commencé à
« sursumer » (comme on dit) Gueroult.
P-F. M. : Avant de vous
mettre à votre thèse, ou en l’écrivant, avez-vous été influencé par d’autres
grands livres d’histoire de la philo ou d’histoire des idées ?
A.
MATHERON : Je lisais, comme grands livres d’histoire de la philo, tout ce
qu’on lisait à l’époque. J’avais beaucoup d’admiration pour Gouhier, pour
Gilson, pour Goldschmidt aussi (qui avait en commun avec Gueroult le souci des
structures). Et aussi, curieusement (ou pas tellement curieusement, au fond), il
y a eu Lévi-Strauss. Zac a dit un jour devant moi à quelqu’un d’autre :
« Matheron a fait pour Spinoza ce que Lévi-Strauss a fait pour les systèmes
de parenté ». Et je crois que c’est vrai, en particulier, pour la
combinatoire à partir de laquelle je reconstruis les constitutions du Traité Politique et la Théocratie du TTP. J’ai
même parlé, en comparant la Monarchie et l’Aristocratie spinozistes, de
structures « symétriques et inverses » : ça me venait de
Lévi-Strauss.
L. B. : Il y a aussi le livre de Macpherson…
A.
MATHERON : Oui, il m’a beaucoup influencé, mais pour Hobbes - peut-être à
tort, puisqu’il paraît que maintenant ce n’est plus à la mode… Mais je le trouve
toujours pas mal ; et en le lisant, ça avait été quasiment une
illumination. Il y avait d’ailleurs très longtemps que je travaillais Hobbes,
puisque, quand je suis arrivé à Alger, il était au programme de la
licence ; et comme ça m’avait passionné, je m’étais arrangé pour qu’il y
soit remis très souvent…
L. B. : Avant vous, suivant la tradition datant
du XVIIIème siècle, Spinoza a été identifié à Hobbes quant à la politique. La
première distinction forte, avez-vous conscience que c’est vous qui
l’opérez ?
A. MATHERON : Je crois que dans les pays anglo-saxons,
on a effectivement toujours pensé la Politique de Spinoza à partir de Hobbes. En
France, où il n’y avait d’ailleurs pas non plus grand’chose sur Hobbes à
l’époque (en dehors du livre de Polin), c’était un peu différent. Certains
pensaient que la Politique de Spinoza était un démarcage maladroit et sans
intérêt de celle de Hobbes, mais que, fort heureusement, elle n’avait aucun
rapport avec le reste de sa philosophie. D’autres, au contraire, opposaient le
contractualisme libéral qu’ils attribuaient à tort à Spinoza à la théorie du
« droit du plus fort » qu’ils attribuaient à tort à Hobbes, etc. De
toute façon, la plupart de ces comparaisons reposaient sur des contresens.
L.
B. : Connaissiez-vous, par ailleurs, le livre de Madeleine Francès ?
Vous ne le citez pas…
A. MATHERON : Oui bien sûr. C’est un livre qui
m’avait intéressé, mais je n’avais pas grand’chose à en tirer étant donné ce que
je faisais.
L.B. : Rentrons plus précisément dans Individu
et Communauté en repartant des notions d’individu et de conatus. En parcourant vos articles et Individu et
Communauté on s’aperçoit que revient, souvent, le modèle cybernétique. Il y
a souvent des expressions comme « une totalité fermée sur soi qui se
reproduit en permanence » ; vous employez la notion « d’autonomie
relative », « d’autorégulation », de « système
autoréglé », ou de système « autoréglé de communication », ou
encore de « structure autoréglée »… N’est-ce pas une influence de
l’époque par rapport à la vision cybernétique dominante depuis la fin des années
40 ?
A. MATHERON : C’est possible, mais, en fait, je n’avais
quasiment rien lu en matière de cybernétique. C’était des idées dans
l’air…
L. B. : Il y avait eu un livre de Guillaumaud en 1965 sur la
cybernétique et le matérialisme historique aux Editions Sociales. Sylvain Zac
cite aussi, au début de son livre, un ouvrage de Ruyer.
A. MATHERON : Je
n’avais rien lu de tout cela. Mais ce sont des idées qui s’appliquent très bien
à Spinoza ; on peut parler chez lui d’autorégulation, les systèmes
politiques sont bien pour lui des systèmes autoréglés…
L. B. : Mais
Spinoza ne s’éloigne-t-il pas de la problématique de la conservation, même s’il
en parle beaucoup dans le Traité Politique, pour une logique
qui est celle de la pure productivité indéfinie du réel ? Or le modèle
cybernétique n’est-il pas lié à la logique de la conservation ?
A.
MATHERON : Je ne crois pas que Spinoza abandonne la logique de la
conservation. Il est évident pour lui que, dans la mesure où nous agissons, nous
conservons notre être : toute chose qui produit des effets conserve par là
même son être, étant donné que les effets qu’elle produit ne peuvent pas entrer
en contradiction avec sa nature. Je n’ai pas renoncé à cela parce que je ne
pense pas du tout que Spinoza y ait renoncé. Mais je pense, et j’ai toujours
pensé, que la notion de conservation au sens strict, au sens biologique, a
beaucoup moins d’importance chez Spinoza que, par exemple, chez Hobbes : il
n’a jamais réduit la conservation de notre être à la conservation biologique. Il
est donc vrai, en un sens, que l’Ethique, à la limite,
pourrait être écrite sans qu’il soit question de conservation, mais uniquement
de « puissance d’exister et d’agir » ; mais cela n’empêcherait
pas que le déploiement de la puissance d’exister et d’agir ait pour conséquence (mais pas pour fin, bien entendu) l’auto-conservation
et l’auto-régulation. Simplement, il y a différents modèles d’auto-régulation,
il y a différentes façons de se conserver : il y a une autoconservation
statique où l’on se reproduit à l’identique, sur le modèle de l’Etat des
Hébreux ; et il y a une autoconservation dynamique où l’on se reproduit en
s’élevant chaque fois à un niveau supérieur, sur le modèle des Etats du Traité Politique. Pour les individus, c’est la même chose :
il y a des individus qui se conservent au sens strict, de façon étriquée, et
d’autres qui se conservent en se développant et en augmentant toujours davantage
leur productivité ; et à partir du moment où les idées adéquates commencent
à jouer un rôle important dans notre esprit, c’est cette seconde forme
d’autorégulation qui joue. Mais je ne crois pas que cela remette en question la
notion d’autorégulation en elle-même : l’homme libre, qui vit sous la
conduite de la raison, s’efforce de produire tous les effets qui découlent de sa
nature d’homme libre, et de ce fait même il tend à conserver
sa nature d’homme libre.
L. B. : La notion centrale d’individu, depuis
Individu et Communauté, n’a pas tellement changé de définition
pour vous.
A. MATHERON : Non je ne crois pas. Sauf que, dans Individu et Communauté, je donnais des détails qui me semblent
maintenant un peu trop précis, parce qu’ils ne peuvent convenir que pour des cas
particuliers. Aujourd’hui, à la limite, je dirais simplement qu’un individu est
un ensemble de corps qui sont en interaction les uns avec les autres suivant un
certain système de lois différent des autres systèmes.
L. B. : Le
problème est le statut des lois dans la communication du mouvement…
A.
MATHERON : Oui, parce que les membres d’une société politique se
communiquent bien des mouvements (ne serait-ce qu’en se parlant), le résultat
étant la reproduction de cette société politique. Et ces mouvements sont bien
réglés par des lois, parmi lesquelles figurent les lois civiles.
L. B. :
C’est la communication du mouvement qui fait l’unité de l’individu.
A.
MATHERON : Oui, selon certaines lois différentes de celles des autres
individus. En ce moment, par exemple, nous sommes en train de nous communiquer
des mouvements selon certaines lois qui ont été précisées au départ (les lois de
l’interview) et qui sont différentes de celles par lesquelles les gens dans la
rue se communiquent leurs mouvements. Par là même, nous formons à nous trois un
petit individu embryonnaire… Mais dans Individu et Communauté,
j’ai un peu trop tendance à vouloir donner pour toute espèce
d’individu un modèle physico-mathématique : j’avais tendance à penser qu’en
droit, tout pourrait se mathématiser, alors qu’en fait l’échange de
paroles…
P-F. M. : C’était la mode de l’époque…
A. MATHERON :
Evidemment, je le sais bien. D’ailleurs Desanti, la seule fois où il m’avait
parlé de mon livre, m’avait dit : « c’est très astucieux, ton
modèle… » Maintenant, je dirais que cela conviendrait pour des cas
particuliers.
L. B. : Est-ce votre travail sur la notion d’individu qui
va déboucher sur les conceptions politiques que vous développez, ou bien
êtes-vous allé de la conception politique à la conception de l’individu en
général ? Cette notion a, en effet, une grande productivité politique.
Vient-elle de la politique ?
A. MATHERON : Je ne me souviens plus
tellement, mais je crois quand même que j’ai écrit les chapitres sur la
politique avant la première partie. J’ai rédigé la première partie en dernier
lieu, il me semble.
L. B : C’est très intéressant de savoir que le
concept d’individu vient de la politique.
A. MATHERON : Oui, bien sûr.
Dans la première partie, j’ai esquissé une espèce d’analogie entre la
constitution de l’individualité physique et ce que j’appelais encore (en
précisant que ce n’était pas un contrat) le contrat social : j’appelais
cela le « contrat physique ».
L. B. : Une question encore sur
l’essence individuelle, qui est très liée à ce dont on parle. Faites-vous une
différence entre essence individuelle et essence singulière ?
A.
MATHERON : Je ne la faisais jamais, non.
L. B. : Cette essence
individuelle, qui se caractérise par une certaine relation entre des corps et
qui est constitutive d’un individu, c’est la loi de production des individus. A
partir de la notion d’individu, le concept central qui va produire, dans votre
œuvre, des effets créatifs, c’est le principe d’imitation…
A.
MATHERON : Oui. Pour Spinoza c’est par l’imitation affective que,
fondamentalement, les individus humains peuvent former eux-mêmes un individu
politique.
L. B. : Mais à ce moment-là lorsqu’on parle d’une essence
individuelle, ne restitue-t-on pas une histoire inter-individuelle ?
A.
MATHERON : Je n’irais pas jusque là. Car les conditions d’apparition et les
conditions de fonctionnement, ce n’est pas exactement la même chose, aussi bien
pour un individu humain que pour un individu politique. Il faut distinguer entre
les conditions extérieures qui ont rendu possibles l’apparition de l’individu en
question, les conditions extérieures qui rendent possibles son maintien dans
l’existence, et les lois de fonctionnement interne de cet
individu qui définissent son essence. Mais, bien entendu, il est vrai qu’il appartient à l’essence de l’individu humain d’être capable
d’imitation affective et donc de vivre en interaction avec d’autres.
L.
B. : La question de l’histoire n’est-elle pas déjà présente, et comme une
interrogation, dans la question même de l’individu humain ?
A.
MATHERON : Bien entendu. Et je vous rappelle (parce qu’en général on ne l’a
pas remarqué) que, dans Individu et Communauté, j’avais déjà
là-dessus des idées assez précises. J’ai consacré un chapitre à essayer (et il
me paraissait à peine croyable que Spinoza lui-même n’y ait pas pensé) de
reconstituer, en mettant bout à bout un certain nombre de textes, sinon une
théorie de l’histoire - ce serait peut-être un bien grand mot - du moins une
théorie de l’évolution purement interne d’une société donnée, considérée
abstraction faite des causes extérieures. Je combinais les deux grandes lois
d’évolution mentionnées par Spinoza (passage de la démocratie à l’Aristocratie
et à la Monarchie, et passage de la barbarie à la civilisation et à la
décadence), je reconstituais le détail de leurs interactions en utilisant toutes
sortes de textes pris dans les ouvrages politiques et dans l’Ethique, et j’envisageais tous les cas possibles en développant
surtout un schéma d’évolution qui allait de la démocratie primitive au
despotisme turc en passant par l’aristocratie hollandaise ou vénitienne. Mais
j’ai bien l’impression que cela n’a intéressé presque personne en dehors d’André
Tosel. Par contre, dans Le Christ et le salut des ignorants ,
j’ai envisagé la conception spinoziste de l’Histoire sous un autre angle :
j’ai essayé de reconstituer, non plus une théorie spinoziste,
mais la façon (non théorique et non théorisable), dont Spinoza se représente
concrètement l’histoire de l’humanité occidentale dans son ensemble, en
particulier à partir du rôle novateur du christianisme. Là, évidemment, j’ai
insisté beaucoup plus sur les conditions extérieures. C’était une approche
différente. Et c’est celle-là, je crois, qui a un peu davantage retenu
l’attention.
L. B. : La question des passions est centrale dans votre
travail. Avant vous, on n’en avait quasiment pas parlé du point de vue de sa
productivité politique.
A. MATHERON : Oui. Il y avait toujours, bien
entendu, un chapitre sur la théorie des passions ; mais en général, on
donnait ce chapitre et on ne s’en servait plus par la suite…
L. B. : La
question des passions est liée à celle de l’immutabilité de la nature humaine.
Chez Spinoza, la nature humaine est partout la même. Dans vos articles, vous
vous êtes confronté à la question du supposé conservatisme de Spinoza, par
exemple dans « Maîtres et Serviteurs dans la philosophie politique
classique » ou dans « Femmes et Serviteurs dans la démocratie
spinoziste »…
A. MATHERON : Ce sont deux choses différentes. En ce
qui concerne la première, Spinoza pense évidemment qu’il y a toujours eu du
désir, de l’amour, de la haine, etc., et qu’en ce sens la nature humaine est et
sera toujours la même. Mais les combinaisons des passions entre elles, ce que
Moreau appelle les ingenia (j’adhère entièrement à son analyse
de la notion d’ingenium), peuvent varier à l’infini d’un
individu à l’autre, d’une société à l’autre et au cours de l’Histoire. En
comparant le Théologico-politique au Traité
politique, on peut trouver des formes d’ingenia très
différentes, y compris sur le plan individuel, dans l’Etat hébreu et dans les
Etats spinozistes du Traité Politique tels qu’ils pourraient
exister. Ce sont toujours les mêmes passions, mais qui fonctionnent différemment
parce qu’elles s’agencent différemment les unes aux autres - ce qui dépend en
grande partie du contexte historique et institutionnel. Mais qu’un jour les
hommes cessent d’aimer, de haïr etc., même partiellement, c’est absolument
exclu, parce qu’ils seront toujours affectés par des causes extérieures. Et même
en supposant qu’un jour tous les hommes vivent sous la conduite de la raison, il
n’en reste pas moins qu’ils auront encore les mêmes passions, même si leurs
combinaisons sont différentes ; simplement ce ne seront plus elles qui les
conduiront.
L. B. : Politiquement, cela signifie que vous ne pouvez
parler du communisme que sur le plan de la communication des sages dans le
troisième genre de connaissance…
A. MATHERON : Oui, j’étais déjà arrivé
à l’idée qu’il ne pouvait pas y avoir de société communiste si tout le monde
n’était pas sage ! Mais on peut dire aussi qu’il y a plus ou moins
communisme partout où des gens, dans leurs rapports entre eux, se comportent en
« hommes libres » au sens de Spinoza.
P-F.M. : Quand Spinoza
dit qu’on a vu toutes les formes d’expériences politiques, ne pourrait-on pas
dire que la forme-parti est une forme qu’il ne pouvait pas encore
envisager ?
A. MATHERON : Oui, c’est vrai. Mais si on lui avait
parlé de partis politiques, peut-être aurait-il assimilé ça à des sectes. Quand
il dit dans le Traité théologico-politique que les membres
d’une secte rejettent comme ennemis de Dieu tous ceux qui ne lui appartiennent
pas, et considèrent comme des élus de Dieu tous ceux qui lui appartiennent, même
les pires crapules, si l’on fait abstraction de Dieu, cela fait un peu penser à
un parti politique, ou encore à une maffia…
L. B. : Sur la base de la
logique de l’imitation, vous parlez de la productivité politique de
l’indignation…
A. MATHERON : Oui c’est quelque chose à quoi je n’avais
pas du tout pensé au début. J’avais bien été frappé, mais je l’avais refoulé en
quelque sorte, par ce que dit Spinoza au début du chapitre VI du Traité Politique : les hommes vivront toujours en société
politique parce qu’ils se rassemblent soit sous l’effet d’une crainte commune,
soit pour venger un dommage subi en commun ; or les hommes craignent
toujours la solitude, donc etc. ; et pour justifier cela, Spinoza renvoie
au passage du chapitre III où il avait dit que les hommes se groupent, non pas
du tout pour former une société politique, mais au contraire pour renverser un
gouvernement très mauvais, lorsque la crainte que ce gouvernement leur inspire
se change en indignation. J’y avais fait une petite allusion dans Individu et Communauté, à propos des insurrections populaires
contre les rois : j’avais dit que, lorsque le souverain exagère un peu
trop, les sujets, sous l’influence de l’indignation, se regroupent contre lui
« selon un processus analogue à celui du contrat social » (de ce que
j’appelais le contrat social, qui n’était pas un contrat), mais je n’y avais pas
insisté. Puis je suis revenu là-dessus. On m’avait reproché, en effet, d’avoir
reconstitué une genèse théorique de la société politique en faisant totalement
abstraction de la raison, du calcul etc. ; or, en réalité, je n’en avais
pas fait tout à fait abstraction ; et en y réfléchissant,
je me suis aperçu qu’effectivement, si on fait intervenir l’indignation (ce que
je ne faisais pas à ce moment là) on peut vraiment faire
totalement abstraction des calculs utilitaires. Car dans l’état de nature, dans
la mesure où les hommes sont capables d’éprouver de l’indignation, il n’y a
jamais simplement un homme qui lutte avec un
autre pour le dominer ou pour lui prendre ce qu’il a : il y en a d’autres
qui interviennent, qui « se mêlent de ce qui ne les regarde pas » en
quelque sorte ; et selon la ressemblance qu’ils peuvent avoir avec l’un ou
avec l’autre, ils prennent parti pour l’un ou pour l’autre par indignation
contre son adversaire ; et en définitive, c’est de cette façon qu’on peut
expliquer que, sans aucun calcul, une société politique embryonnaire se forme.
L. B. : Ne considérez-vous pas que Spinoza, comme Machiavel, pense
qu’il y a une mémoire de la liberté ?
A. MATHERON : Oui, bien
sûr…
L. B. : Mais à ce moment là il y a une indignation positive
possible ?
A. MATHERON : Oui et non, car il ne faut pas confondre
l’affect d’indignation et ce à quoi il nous conduit
éventuellement. Je pense évidemment que Spinoza pourrait très bien être
favorable à une révolution ; mais de toute façon, il l’a dit, l’indignation
est toujours mauvaise en tant qu’affect : elle est nécessairement mauvaise
pour ceux qui l’éprouvent, puisque c’est une forme de
haine ; et pour la société, quels que soient les résultats positifs qu’elle
entraîne, il y a toujours une contre-partie très lourde.
L. B. : Lorsque
Spinoza écrit dans l’Ethique IV proposition 51 que
l’indignation est nécessairement mauvaise, on a l’impression que c’est à regret
qu’il dit cela ; et en même temps c’est pour, de ce point de vue (et c’est
ce qui est curieux), y opposer une conception idéale, abstraite, de l’autorité
supérieure… Peut-on prendre les deux positions vraiment à la lettre,
c’est-à-dire l’indignation mauvaise d’une part, et cette
« abstraction » d’autre part ?
A. MATHERON : Oui, on le
peut. Spinoza nous dit que, « lorsque » (il faut insister sur
« lorsque ») le souverain punit un délinquant par désir de maintenir
la paix dans la Cité, il n’est pas motivé par l’indignation, mais par la pietas, c’est-à-dire par un désir né de la raison. Il y a bien là
une abstraction, et sans doute même une certaine ironie ; car Spinoza sait
bien que les motivations des souverains et des juges sont souvent très
différentes. Mais c’est aussi une vérification a contrario de
sa thèse ; car « lorsque » il arrive que des juges soient motivés
par l’indignation, cela risque d’entraîner des erreurs judiciaires énormes, et
c’est donc très mauvais.
L. B. : Ne pensez-vous pas qu’il y a une
évolution chez Spinoza sur cette question de l’indignation ?
A.
MATHERON : De l’Ethique au Traité
Politique ? Non, je n’en vois pas la moindre trace. De toute façon,
quand un régime est remplacé par un autre sous le coup de l’indignation, ça a
toujours des effets négatifs, même si par ailleurs le résultat final est plutôt
bon ; et s’il est plutôt bon, cela vient toujours de ce qu’il n’y a pas eu
uniquement indignation, mais aussi des affects positifs
(enthousiasme pour la liberté et la justice, amour de la patrie, etc.), et en
même temps beaucoup de réflexion. Il est vrai que Spinoza ne s’est pas beaucoup
expliqué là-dessus. Mais il dirait certainement que l’indignation amène
forcément des retombées, ne serait-ce que parce qu’elle s’en prend aveuglément à
des gens qui ne sont pas vraiment les responsables, et que
cela laisse des traces. Et il dit en tout cas, au chapitre V du Traité Politique, que si l’on ne s’en prend qu’à des gens, on supprime tout au plus des tyrans sans supprimer les
causes de la tyrannie, qui sont institutionnelles. Je pense donc qu’il aurait
sans doute approuvé la Révolution française, mais certainement pas les massacres
de Septembre : il n’aurait fait aucune différence entre eux et le massacre
des frères De Witt. Mais, bien entendu, Spinoza sait très bien aussi qu’on ne
peut pas supprimer l’indignation tant qu’il y a des causes qui la suscitent, et
qu’il faut donc « faire avec ». Je pense que, pour lui, c’est une
sorte de tare originelle de la société politique, qu’on peut simplement
neutraliser le plus possible. C’est évident dans les constitutions du Traité politique ; elles tendent à faire en sorte que les
hommes soient motivés par des sentiments positifs et que l’indignation joue le
rôle le plus petit possible - qu’elle se transforme en une indignation non plus
contre des gens déterminés, mais en une indignation abstraite
contre ceux qui méritent d’être punis en général, quels qu’ils
soient, sans acception de personne. Mais que l’indignation soit ou non
abstraite, de toute façon, c’est le péché originel de l’Etat.
L. B. : Il
y a donc une nature mauvaise de l’individu-Etat ?
A. MATHERON : Pas
foncièrement ; mais il y a quelque chose dans sa naissance dont il ne se
débarrasse jamais complètement, pas plus que nous ne nous débarrassons
nous-mêmes complètement de notre enfance.
P-F. M. : Contrebalancé par
d’autres choses…
A. MATHERON : Evidemment, contrebalancé très largement,
le plus largement possible. Parce qu’un Etat qui serait fondé uniquement sur
l’indignation ne durerait même pas. A la limite, on peut dire que les petits
groupes qui se forment à l’état de nature, comme au Far West, par exemple pour
lyncher un criminel…
P-F. M. : Nous revoilà chez Sartre…
A.
MATHERON : Oui, ce sont des sociétés politiques in statu
nascendi, mais qui ne durent pas.
L. B. : La fusion tombe… Cette
réflexion nous permet de passer à la question des rapports de forces entre
exploiteurs et exploités. Vous citez Poulantzas, sur cette « condensation
matérielle des rapports de forces » qu’est un Etat, en disant :
« Spinoza aurait pu dire cela » (c’est dans « Spinoza et le
Pouvoir », publié dans La Nouvelle Critique ) ; mais
vous ajoutez aussitôt qu’en fait, pour Spinoza, les rapports de forces
exploiteurs-exploités ne jouent guère de rôle, sinon comme toile de fond. Votre
phrase est catégorique : « les serviteurs étant toujours par
définition battus d’avance, la lutte des classes n’est pas le moteur de
l’Histoire ».
A. MATHERON : Oui, c’est un fait pour Spinoza. Il ne
dirait sans doute plus aujourd’hui que les serviteurs sont toujours battus
d’avance, mais il maintiendrait que la lutte des classes n’est pas le moteur de
l’Histoire, ne serait-ce que parce que cette idée fait appel à une téléologie
fondée sur la notion de contradiction interne. Pour lui, au contraire, toute
contradiction est toujours externe, même quand elle paraît interne.
P-F.
M. : Vous aviez dit dans un cours : il y a beaucoup de choses qui
peuvent rapprocher le spinozisme et le marxisme, mais le problème de la
contradiction est vraiment l’ultime partition entre les deux.
A.
MATHERON : Oui. Pour Spinoza, la contradiction peut être interne, mais
topologiquement seulement. Il y a des contradictions dans la
société, en un sens trivial, en ce sens qu’elles y sont localisées, mais elles
sont toujours externes par rapport à l’essence de la société.
Pour Spinoza, c’est un a priori : il ne peut pas y avoir
de contradiction dans l’essence même des choses (et
l’affirmation contraire est tout aussi a priori). Ce qui est
vrai, c’est qu’il peut y avoir des contradictions dans ce que Spinoza appelle
« l’essence actuelle » d’une chose, c’est-à-dire dans cette essence
telle qu’elle parvient à s’actualiser avec le concours des causes extérieures -
concours qui est indispensable dans le cas de tous les modes finis, mais qui
peut aussi produire des effets contraires à cette
actualisation. Une société politique, par exemple, est un individu composé
d’individus qui ne lui sont jamais complètement
intégrés : ils ont des rapports avec l’environnement extérieur, et cela
produit en eux certaines passions ; ils ont entre eux des rapports
interindividuels plus ou moins indépendants du fonctionnement de la société
globale (avec les passions correspondantes) ; ils forment entre eux des
groupes plus restreints qui sont eux aussi des individus, qui eux non plus ne
sont pas complètement intégrés au tout, et qui ont donc eux aussi leurs propres
systèmes passionnels. Et toutes ces passions plus ou moins contradictoires
retentissent jusque sur le système institutionnel de l’Etat : il s’en
dégage tout de même un certain consensus sur ce que doit être l’Etat, qui
définit donc son essence, mais les institutions de fait ne s’accordent que bien
partiellement avec cette essence ; et il y en a toujours qui sont
tendantiellement incompatibles avec elle, et qui sont donc, dans la société
elle-même, comme des corps étrangers. Cela fait que toutes les constitutions
politiques ont toujours été quelque chose d’hybride.
P-F. M. : C’est
pour cela que, dans l’Etat hébreu, même le ver dans le fruit qu’est
l’instauration des Lévites à la place des premiers-nés est un apport extérieur
intériorisé. On peut d’abord décrire l’Etat des Hébreux, en dehors de ce fait,
et introduire ce fait après-coup comme ce qui allait le ruiner. Un marxiste
dirait que si cela allait le ruiner, c’est que ça fait partie de l’essence même
de cet Etat. Et que ce serait mystificateur de décrire entièrement l’Etat
d’abord, en dehors de ce fait… Qui de Spinoza ou de Marx, selon vous, a
raison ?
A. MATHERON : Je ne saurais dire… Mais Spinoza, en tout
cas, répondrait que « si cela allait le ruiner », c’est
la preuve que cela ne fait pas partie de l’essence de cet Etat, et qu’il est
mystificateur de faire naître le ver du fruit. D’ailleurs le même problème se
repose à propos de l’individu humain ; de son essence individuelle et de
son ingenium.… Il y a un rapport, évidemment, entre l’ingenium d’un individu et son essence individuelle ; il peut
même se faire que l’ingenium soit totalement compatible avec
elle, qu’elle l’intègre, et à ce moment là on peut dire que l’essence
individuelle s’enrichit de l’ingenium. Par contre, l’essence
individuelle peut aussi s’actualiser à travers un ingenium qui
s’accommode mal avec elle. Les passions nuisibles peuvent engendrer des
habitudes (c’est ce qu’on appelle des vices) ; et ces habitudes
passionnelles consistent bien en ce que les parties du corps se communiquent
leurs mouvements selon des lois qui sont plus ou moins en contradiction avec
celles qui définissent l’essence de l’individu. Ce qui fait, qu’à la limite, on
pourrait dire que, sur un même ensemble de parties qui forment notre corps, il y
a plusieurs individus qui coexistent : il y a l’individu que nous sommes,
et il y a l’individu que forme cette espèce de greffe qu’est telle ou telle
habitude passionnelle qui ne s’intègre pas à notre essence elle-même. On peut
dire en ce sens qu’il y a en nous plusieurs individus, autant qu’il y a de ces
espèces d’hybrides passionnelles.
L. B. : Qui forment quand même un seul
et même individu du fait qu’elles se communiquent leur mouvement selon des lois
qui, elles-mêmes, sont comprises dans la persévérance. On peut alors appeler conatus ce qui intègre éventuellement ces contradictions par
lesquelles un être persévère dans son être, mais en courant à sa perte. La
positivité du conatus intègre ainsi la contradiction (qui peut
tuer l’individu) à l’intérieur même de son ingenium .
A.
MATHERON : Oui ; le conatus passionnel, c’est bien
cela. J’ai beaucoup aimé ce que vous avez écrit à ce sujet.
L. B. : Je
reviens à « Maîtres et serviteurs dans la philosophie politique
classique » où vous montrez que les « grands ancêtres », Grotius,
Hobbes, Locke, Rousseau, « avec une remarquable constance, avaient dit les
choses en clair : il y a bien, fondamentalement, deux sortes
d’hommes ». Mais cette lucidité, chez eux, s’accompagne d’une entreprise
idéologique de justification de ce fait dans la sphère « juridique ».
Spinoza dit selon vous la même chose, mais en décapant l’idéologie qui
l’accompagnait.
A. MATHERON : Oui, il dit ce qui est, mais sans dire
que c’est bien. Mais ses constitutions politiques n’excluent pas que les
serviteurs disparaissent : ils ne sont pas indispensables au fonctionnement
de ces constitutions. Sous la constitution monarchique, par exemple, qui se
caractérise par l’absence totale de propriété foncière et la généralisation de
l’économie commerciale, on pourrait très bien concevoir que chacun s’occupe de
sa petite entreprise familiale, et que la prospérité soit telle que les
serviteurs eux-mêmes puissent en acquérir une à leur tour. J’avais même imaginé
un jour dans un cours (et cela avait amusé mes étudiants) ce qu’aurait pu
devenir la révolution industrielle dans une société spinoziste, en particulier
sous le régime économique de la monarchie. A ce moment là, cela aurait joué tout
à fait autrement : il n’y aurait pas eu de prolétariat, donc pas non plus
de capitalisme, puisqu’il n’y aurait pas eu de grands propriétaires fonciers
pour chasser les paysans de la terre ; et il y aurait eu, par contre, un
développement beaucoup plus rapide de la science et de son investissement dans
la technologie, ce qui aurait permis aux petites entreprises familiales de se
doter d’un équipement hautement sophistiqué, avec des ordinateurs dès le XIXème
siècle, une automation totale, etc. : tout le monde aurait pu avoir la
sienne sans avoir besoin de serviteurs, et elles auraient pu se regrouper peu à
peu en coopératives pour aboutir à une sorte de socialisme
auto-gestionnaire !
P-F. M. : La petite entreprise familiale, c’est
celle où l’on exploite seulement sa femme et ses enfants…
A. MATHERON :
On peut aussi travailler à égalité…
L. B. : A égalité ? Dans
l’article « Femmes et serviteurs dans la démocratie spinoziste » vous
parlez d’un monde « bourgeois et phallocrate »…
A. MATHERON :
Oui. Spinoza pense que, tant que les hommes seront sujets aux passions, les
femmes seront dominées par les hommes ; il ne sait d’ailleurs pas pourquoi,
il se fonde seulement sur ce qu’il appelle l’expérience. Ce qu’il peut
comprendre, c’est que, sous le régime de la passion, il doit nécessairement y
avoir une lutte pour le pouvoir dans chaque couple (comme partout ailleurs).
Mais que ce soit les hommes qui l’emportent massivement et toujours, il ne fait
que le constater ; il ne dit pas que c’est bien, mais il pense qu’on ne
peut rien y changer et que les institutions politiques doivent « faire
avec ».
L.B. : Le seul dépassement possible de cette situation
étant le fait de la raison…
A.MATHERON : Oui, bien sûr. C’est pourquoi
je m’oppose totalement à ceux qui disent que, selon Spinoza, seuls les humains
de sexe masculin peuvent devenir des « hommes libres » au sens de l’Ethique : tout au contraire, dans le chapitre XX de
l’Appendice de la quatrième partie de l’Ethique, Spinoza dit
expressément, à propos du mariage de ceux qui vivent sous la conduite de la
raison, que le mieux est qu’il se fonde sur la liberté d’esprit utriusque, viri scilicet & fæminæ (la liberté d’esprit de
l’homme et de la femme). Le mariage idéal, pour lui, c’est
celui qui est fondé sur la liberté d’esprit des deux
conjoints, la liberté au sens qu’il a défini. Donc l’homo
liber de l’Ethique peut très bien être une femme,homo étant pris ici au sens générique. Et puisque Spinoza pose la
question du mariage à propos de tout homme libre, il doit bien
supposer qu’il y en a à peu près autant dans chacun des deux sexes.
L.
B. : C’est la seule phrase de Spinoza sur laquelle nous pouvons nous
appuyer.
A. MATHERON : Bien sûr, mais il n’a pas écrit beaucoup plus sur
cette question.
P-F. M. : Contre qui dites-vous cela ?
A.
MATHERON : Je pense à quelqu’un qui m’avait accusé un jour d’
« occulter » le sexisme qui caractériserait fondamentalement l’éthique
spinoziste dans son ensemble, et qui avait ensuite justifié sa thèse en
reprenant (sans me nommer, cette fois) l’analyse que j’avais faite des raisons
pour lesquelles, selon Spinoza, les hommes passionnés veulent
nécessairement exclure les femmes du pouvoir politique, mais
en faisant comme s’il s’agissait des raisons pour lesquelles Spinoza lui-même (et, selon lui, tout homme vivant sous la
conduite de la raison) les exclut de la communauté des hommes
libres. Là, je trouve que ce n’est pas très fair play, ni
envers Spinoza, ni accessoirement envers moi.
L. B. : Si l’on envisage
une société de plus en plus rationnelle (au sens de la rationalité politique
spinoziste), à ce moment là on peut donc envisager une espérance politique de
libération. Mais vous dites que cela demeure tout à fait problématique et que
l’on ne peut qu’espérer. Vous dites même que cette espérance est hors système.
Elle n’est donc pas, selon vous, enveloppée dans le conatus
lui-même ? Le conatus n’est-il pas un principe
d’espérance ?
A. MATHERON : Si, il est un principe d’espérance,
mais rien ne garantit qu’il réussira, parce que l’homme n’est qu’une toute
petite partie de la nature.
P-F. M. : Pourquoi avez-vous travaillé sur
le sujet Le Christ et le salut des ignorants ? Je crois
que c’est le livre qui a été le plus attaqué. Plus maintenant, car il est une
référence pour ceux qui travaillent sur Spinoza ; mais il y a vingt ans on
disait que c’était un livre marxiste, un livre chrétien… un peu de tout. La
question que vous traitez dans ce livre était totalement absente des études
spinozistes. Vous avez créé un domaine de recherche.
A. MATHERON : La
question du salut des ignorants m’intéressait, mais je ne sais plus exactement
pourquoi j’ai été amené à cela. Sans doute parce que j’avais été irrité par ceux
pour qui il allait de soi que Spinoza ment lorsqu’il déclare croire au salut des
ignorants. Il me semblait à la fois que Spinoza ne peut pas mentir (ce serait
contraire à sa propre éthique) et que, lorsqu’il croit quelque chose sans
pouvoir le démontrer, il doit avoir sérieusement réfléchi à la question. Et
comme Spinoza lui-même lie expressément la question du salut des ignorants à
celle de l’identité du Christ, cela a dû m’amener à examiner tous les textes du
TTP où il parle du Christ, puis, de fil en aiguille, de son
contexte historique, des antécédents historiques de ce contexte, etc.
P-F.
M. : Il y avait une volonté de considérer que le TTP est
un texte sérieux philosophiquement.
A. MATHERON : Oui j’ai toujours
pensé cela, c’était même un a priori.
P-F. M. : Et
vous n’avez jamais repris le type d’analyse qu’il y a dans Le
Christ ? Un certain nombre de vos articles reprennent, avec des
rectifications, Individu et Communauté plutôt que Le Christ… Donc vous ne vous souvenez pas exactement pourquoi
vous avez écrit ce livre… et il n’y a pas eu de suites !
A.
MATHERON : En effet.
P-F. M. : Et le livre que vous écrivez
maintenant ?
A. MATHERON : Il y en a plusieurs que je suis censé
écrire. Mais je suis très paresseux. J’ai déjà écrit un chapitre d’un livre sur
Le Traité de la Réforme de l’Entendement. J’espère le terminer
avant que Spinoza ait cessé d’être au programme de l’agrégation, dans le courant
de l’année prochaine… Quant au reste, qui concernerait l’Ethique, je ne sais pas si ce sera un livre ou plusieurs. Il y en
a un qui est quasiment prêt, au sens où il ne me reste plus qu’à le rédiger
« en bon français » : il traite de l’éternité, à partir d’un
cours que j’ai fait et qui était le développement d’un article sur la vie
éternelle et le corps. Si je mets tout en un seul livre, ça viendrait à la fin.
Puis il y a une autre question dont je me suis beaucoup occupé toutes ces
dernières années (c’est d’ailleurs le sujet d’un cours que j’ai transporté,
sinon aux quatre coins du monde, du moins au Brésil et au Mexique) : il
s’agit des premières propositions de l’Ethique, et de leur
genèse à partir du premier dialogue du Court Traité - qui
d’après moi (c’est aussi le point de vue de Lachièze-Rey et celui de Delbos,
mais ce n’est pas celui de Gueroult, ni de Mignini) est le point de départ de
tout. Une seconde étape est constituée par le Court Traité
proprement dit, une troisième par le premier appendice du même Court Traité, une quatrième par les lettres 2 et 4 à Oldenburg -
qui à mon avis sont postérieures à l’appendice du Court Traité
(ce qui n’est pas du tout l’avis de tout le monde) - et une cinquième par la
première rédaction de l’Ethique (pour les premières
propositions, on sait en quoi elle consiste). Et puis enfin, il y a la seconde
rédaction de l’Ethique. Je compte indiquer au passage que la
théorie des substances à un attribut s’applique parfaitement à tous les ouvrages
antérieurs à l’Ethique, qui de ce point de vue sont tout à
fait gueroultiens ; ce n’est qu’à partir de l’Ehique (et
peut-être même de sa seconde rédaction) qu’il ne faut plus parler de substance à
un attribut, mais de substance envisagée sous un attribut. La ligne de ce que je
veux montrer, c’est qu’il y a progression simultanée de la conception de
l’intelligibilité intégrale du réel (dont Spinoza prend conscience de plus en
plus nettement) et d’une ontologie de la puissance (qui n’est d’ailleurs pas
arrivée pleinement à maturité), les deux étant absolument liées. Le résultat en
est que, dans les premières propositions de l’Ethique, on peut
repérer différents niveaux de science intuitive, qui sont les condensés de ces
différentes étapes qui ont été parcourues par Spinoza pour arriver à ces
propositions. Je distingue dans les huit premières propositions et leurs scolies
trois niveaux qui sont de plus en plus intuitifs : l’un est constitué par
les propositions elles-mêmes, un autre par une partie des propositions et une
partie des scolies, et le troisième par les deux scolies de la proposition 8. Et
l’on retrouve les trois mêmes niveaux avec les preuves de l’existence de Dieu,
le troisième niveau débouchant directement sur une ontologie de la puissance -
au point que, si l’on développe à fond les implications de la dernière preuve
(celle qui est donnée dans le scolie de la proposition 11), on s’aperçoit que le
résultat est quasiment identique à la proposition 16 (celle qui concerne la
productivité infinie de la substance). Si bien qu’on peut en conclure que, pour
Spinoza, l’existence de Dieu, et par conséquent aussi son essence, est productivité, et rien d’autre, bien loin que la productivité
soit une propriété découlant d’une essence de Dieu posée au préalable - ou du
moins que c’est à cela que tendait Spinoza. On peut le conclure, et non pas simplement le proclamer, comme je l’avais
fait dans Individu et Communauté et comme on l’a souvent fait
par la suite (indépendamment de moi, d’ailleurs, mais plutôt sous l’influence de
Deleuze et de Negri). Après quoi je voudrais montrer tous les effets que cela a
dans l’Ethique, y compris dans les premières propositions de
la seconde partie, jusqu’à la proposition 9, puisqu’on y reste encore dans
l’ontologie générale. Si j’écrivais un seul livre, cela pourrait en faire la
première partie. La dernière concernerait l’éternité. Et entre les deux, je ne
sais pas trop : je pourrais appeler cela Les avatars du
conatus, en faisant une synthèse de différents articles, car j’ai beaucoup
écrit sur toutes ces questions, y compris sur le conatus
politique. Mais encore faut-il que Dieu en tant qu’il s’explique par les causes
extérieures me prête assez de temps !
L. B. : La puissance d’un
individu étant dans ses effets de productivité, lorsque vous avez écrit Individu et Communauté pensiez-vous devenir chef de file d’une
école spinoziste ?
A. MATHERON : Evidemment, mon secret espoir - je
n’osais pas me l’avouer à moi-même - cela aurait été que je sois immédiatement
reconnu et accepté par tout le monde, mais cela n’a pas été.
L. B. :
Votre secret espoir, c’était d’écrire ce livre quelques minutes après votre
naissance… [2]
A.
MATHERON : Cela arrivera peut-être si mon essence individuelle se
réactualise dans un lointain avenir ! Mais sérieusement, ce livre a été
totalement ignoré ou méprisé pendant très longtemps, sauf par quelques personnes
- dont je vous suis infiniment reconnaissant d’avoir fait partie tous les deux..
P-F. M. : L’existence des Cahiers Spinoza et le
réseau spinoziste qui s’est tissé depuis 1977 ont eu des effets multiplicateurs
quant à la diffusion de votre travail. Mais déjà auparavant, ce travail était
reconnu, par le bouche à oreille. Je me souviens, quand on passait l’agrégation
en 1972, il y avait Spinoza au programme et il était évident, pour notre
génération d’agrégatifs comme pour nos préparateurs, que l’interprétation de
Spinoza, c’était Gueroult et vous. Je me rappelle une discussion entre Althusser
et les étudiants, où Althusser citait vos deux noms. Quelqu’un avait dit :
« ah oui, Matheron, il faut lire Individu et Communauté.
Parce que Le Christ c’est un peu marginal pour
l’agrégation ». Et Althusser avait ajouté : « Dans Gueroult, il y
a toutes les propositions de l’Ethique, même celles que
Spinoza a oubliées. Mais entre Gueroult et Spinoza, il ne se passe rien. Tandis
qu’entre Matheron et Spinoza, il se passe quelque chose ».
A.
MATHERON : Il y a eu aussi une très grande influence de Deleuze. J’ai
toujours beaucoup admiré Deleuze. C’est un génie ; et, en plus, un génie
amusant !
P-F. M. : Deleuze a eu beaucoup plus d’influence hors du
milieu spinoziste. Je me demande si, pour ceux qui travaillent aujourd’hui sur
Spinoza, Deleuze n’est pas plutôt considéré comme un excitant pour l’esprit,
quelqu’un qui a des intuitions sur un certain nombre de sujets…
A.
MATHERON : Des intuitions extraordinaires… y compris sur
Spinoza !
L. B. : C’est moins cependant Spinoza et le
problème de l’expression que les autres œuvres de Deleuze qui ont attisé les
études spinozistes (je pense particulièrement à Différence et
Répétition où il n’est quasiment pas question de Spinoza). La spécificité de
votre travail sur Spinoza, c’est son aptitude à susciter l’ouverture et le
prolongement, comme si l’on était avec vous (et il faut le
dire de manière deleuzienne !) dans des processus spinozistes de
productivité sans fin….
P-F. M. : Ce qui me frappe, c’est que les
derniers qui ont publié des ouvrages sur Spinoza, Henri Laux, Laurent Bove,
Chantal Jaquet, Johannis Prélorenzos, moi-même, nous avons tous des thèses assez
différentes les uns des autres, mais c’est toujours à l’intérieur d’un cadre qui
finalement est assez défini par votre travail. Et ça paraît évident même hors de
France. Quand on entend parler les jeunes spinozistes étrangers qui viennent
ici, il est clair que c’est typique de l’école française et qu’en même temps il
faut en passer par là s’ils veulent devenir rigoureux. Pour les gens du
séminaire à l’ENS, par exemple, c’est évident que Matheron est la référence
principale des recherches spinozistes contemporaines. [3]
Paris, 20 juin 1997 - novembre 1997.
[1] Cet entretien est le premier volet d’une étude sur Le spinozisme en France depuis 68 qui se poursuivra dans d’autres numéros de la revue sous les formes différentes de l’interview, du dialogue, de l’article etc.
[2] . Dans son article « L’anthropologie spinoziste ? », A. Matheron affirme qu’ « on peut concevoir des êtres dont la raison se développe beaucoup plus facilement que la nôtre (des êtres, par exemple, qui soient capables de comprendre l’Ethique de Spinoza cinq minutes après leur naissance)… » ; in Anthropologie et Politique au XVIIème siècle (Etudes sur Spinoza), Vrin-Reprise 1986 p. 25.
[3] On trouvera une bibliographie complète (à ce jour) des œuvres d’Alexandre Matheron (établie par Chantal Jaquet) aux p. 317-319 de Architectures de la Raison, Mélanges offerts à Alexandre Matheron (textes réunis par P-F. Moreau), ENS, éd. Fontenay/Saint-Cloud, 1996.