Ce texte est d’abord paru in : A. Negri, « « Retour à Spinoza » et le retour du communisme », Spinoza subversif- Variations (in)actuelles, Antonio Pellicani Editore, Roma, 1992 ; Kimé, Paris, 1994 pour la trad. fr. (F. Matheron et M. Raiola), pp.131-139.
Ce texte a été traduit par M. Raiola
Inutile de le cacher, le « retour à Spinoza », qui investit une partie si considérable de la culture philosophique européenne, celle du moins qui refuse de se perdre, satisfaite de sa propre passivité, dans les sables mouvants de la pensée de la Krisis - ce « retour à Spinoza » se révèle lié à la crise du marxisme. Un aspect considéré souvent avec dérision, parfois agacement, en tout cas un aspect parmi tant d’autres : il me semble pourtant qu’il mérite d’être analysé avec beaucoup d’attention. Il s’agit en effet, d’un moment de réflexion critique sur le marxisme, sur son efficacité - sur le marxisme orthodoxe, sur celui historiquement hégémonique - qui refuse (et ici émerge l’aspect singulier, positif de cette reprise du thème spinoziste) de se laisser enfermer dans une conscience négative, mais retrouve une assise ontologique en proposant ainsi une philosophie de l’avenir, l’imagination du communisme. Avec de nouveau, la plus grande confiance dans la raison et dans la praxis collective.
Spinoza est l’ontologie. Il est l’être qui fonde la connaissance - non pas parce que dans sa philosophie la connaissance est fondée sur l’être, mais parce que l’être et le savoir sont formés par l’éthique collective, par l’ensemble des forces physiques et morales qui représentent l’horizon humain. Or, découvrir que l’action éthique peut s’instaurer sur l’être, constitue avant tout une bouée de sauvetage pour le révolutionnaire qui a vécu la crise du marxisme et qui en même temps a refusé de céder à la dimension d’une modernité abâtardie par l’essence de toute référence à l’être, au destin de la modernité, débordant vers l’aspect fortuit et vide de l’événement, vers l’ivresse du pouvoir et du devenir. Mais ce « retour à Spinoza » n’est pas seulement une ancre de salut - il est aussi une proposition, une production positive. Et il ne saurait en être autrement. En effet, dans cet horizon sur lequel le marxisme, semblable en cela aux autres idéologies de la modernité, ne sait plus discriminer et s’orienter - et dès lors est aplati sur une dimension d’indifférence (celle de l’efficacité aliénante de la production capitaliste et de l’étourdissement post moderne) - Spinoza ou plutôt l’ancrage ontologique et la dimension productive de l’éthique, propose la possibilité de remettre en forme et de définir de nouveau l’action humaine. Les perversions historiques et cyniques de la pensée marxiste orthodoxe sont, sur ce, passage, soumises au crible de la critique - et Spinoza n’est certes pas un « nouveau philosophe » (malgré les nombreux interprètes qui veulent le tirer vers le terrain de la prophétie, de l’ascétisme, de la religiosité) : par contre, sa revendication de l’être comme être matériel, révolutionnaire, constructif du point de vue éthique est immédiate et ineffaçable. En s’ancrant sur cette ontologie, la pensée et, ce qui compte le plus, la volonté révolutionnaire, survivent à la crise du marxisme - et se détachent, avec quelques raisons, d’elle.
Dans l’histoire de l’ontologie et de la conception de l’être en général, la position de Spinoza est unique. La vision théiste et la vision panthéiste de l’être se dissolvent devant sa déclaration de la matérialité de l’être. La pensée de Spinoza est caractérisée par une continuité entre physique et éthique, entre phénoménologie et généalogie, entre éthique et politique : cette continuité indissoluble des manifestations de l’être, cette circularité de surface, opposent vigoureusement, irréductiblement, le système spinozien à tout autre système précédent et (en grande partie) aux versions successives de l’ontologie. On pourrait dire que l’ontologie spinozienne est une violation absolue de la tradition ontologique. Certes Spinoza affirme l’être comme fondement - ce qui permet l’utilisation du mot « ontologie » pour définir l’appartenance de sa pensée - mais le fondement est conçu comme superficie : et cela situe la pensée spinozienne au-delà de toute autre conception connue de l’être. Ici la superficie apparaît comme être déterminé, mais la détermination est pratique, elle est consolidation des croisements et des déplacements des forces que nous expérimentons sur le terrain physique et historique. Cette ontologie est vraiment unique - avant, du moins, que la philosophie moderne de la praxis collective n’interviennent pour enrichir le cadre de notre considération éthique du monde. Mais quelles exagérations volontaristes, quels effets historiques pervers ont suivi cette dernière suggestion ! Car la subversion de l’être tendait de nouveau à se conformer au rythme du rationalisme, elle s’asservissait à la raison instrumentale - la transformation se présentait donc comme utopie et l’utopie était une hypostase de l’être. Cette voie s’est montrée impraticable. Elle nous a laissée de toute façon, ou plutôt elle n’a fait qu’accroître, un formidable désir pour l’être. C’est pourquoi nous devons revenir à Spinoza, car sa conception de l’être exclut toute utopie, ou plutôt elle constitue l’enseignement d’une disutopie profonde, continue, stable, où l’espoir de la transformation révolutionnaire se présente comme dimension du réel, comme superficie de la vie. Aucune hypostase. L’ontologie spinozienne pose la subversion comme processus de transformation dans la disutopie, - celle-ci est son unicité. Un sentiment analogue de l’être se retrouve peut-être dans l’histoire du matérialisme antique et plus particulièrement dans l’épicurisme - mais dans la modernité Spinoza réinvente ce matérialisme, il le confronte aux nouvelles conditions du développement capitaliste naissant, il l’élabore - seul - dans son temps et l’offre comme alternative à l’absurdité des développements idéologiques et politiques des temps futurs.
Nous voici donc dans la situation définie d’une ontologie rigoureusement matérialiste. Nous avons vu, dans le premier essai de ce petit volume, quelles sont les raisons de l’actualité spinozienne. Ici il s’agit pour nous d’insister seulement sur un point : l’être spinozien se présente comme idée de révolution, comme idée d’une transformation radicale - qui ne nie pas mais intègre l’objectivité, qui donne une liberté éthique au besoin de transformation que nous éprouvons toujours plus intensément. Nous avons dit ci-dessus que l’être spinozien se présente comme superficie nécessaire et en même temps comme horizon de contingence ; qu’il montre dans ce rapport son enracinement dans la liberté et que cette liberté est une hypothèse de la connaissance, une fondation du savoir, qui en conformité avec l’ontologie spinozienne unifie, dans les mécanismes de la production continue de l’être, la communication et la libération ; nous avons dit que l’être est collectif et enfin que l’idée spinozienne de l’être est une idée héroïque et sereine, une idée d’une extraordinaire surabondance et d’un extraordinaire débordement de l’être. Ces concepts, assemblés et ramenés à la subjectivité, définissent le concept de révolution. L’être spinozien est l’être de la révolution. je ne veux pas revenir ici sur l’analyse historique des vicissitudes qui déterminent cette situation spinozienne ni sur l’anomalie de sa position historique. Non, ce n’est plus le problème désormais. Il s’agit simplement de comprendre la richesse d’ouverture de cette conception de l’être et de souligner sa virtualité inépuisable.
C’est à partir de ces prémisses que les territoires désolés de l’être subsumé par le capital, dans la dernière et terrible phase de son développement destructif, s’ouvrent de nouveau aux espoirs éthiques et à l’aventure de l’intelligence. Concevoir l’être comme révolution nécessaire, comme intégration d’une liberté qui, répondant à la nécessité du sujet, invente une nouvelle histoire, telle est notre tâche. Avec la crise du marxisme, outre la conscience insurmontable de l’échec du socialisme réel, des utopies les plus généreuses, notre génération porte en elle la connaissance du destin inhumain que le capitalisme nous réserve et la certitude du caractère irrécupérable du système politique, éthique et social dans lequel nous vivons. Soixante huit de ce point de vue, fut l’étape cruciale d’une prise de conscience universelle. A ce moment-là, la conception fertile d’une puissance irrépressible de l’être, d’une puissance qui s’opposait au pouvoir, à tous les pouvoirs et aux systèmes établis, nous avait convaincu de l’imminence de la révolution. Faux : la révolution nous étions en train de la vivre, elle n’était pas imminente, ce n’était pas une attente de l’idéologie - elle était présente. Maintenant, la pensée spinozienne survient pour nous confirmer cette prise de conscience. Elle nous présente la surabondance de l’être comme un nouveau continent qui s’ouvre devant nous. L’univers physique nous le connaissons tous : mais Spinoza enseigne que nous avons la possibilité de vivre la découverte sauvage de territoires toujours nouveau de l’être - territoires construits par l’intelligence et par la volonté éthique. Le plaisir de l’innovation, l’extension du désir, la vie comme subversion - tel est le sens du spinozisme à l’époque actuelle. La révolution est un présupposé - non un projet abstrait mais une tâche pratique, non un choix mais une nécessité. Nous vivons l’époque de la révolution advenue : notre détermination est seulement de la réaliser. La révolution est le signe qui rend éthique l’agir.
C’est ainsi en effet, que n’importe quelle prise de contact avec l’être, avec le discours théorique sur l’être, nous plonge, immédiatement sur le terrain de l’éthique. L’éthique fonde le déploiement de la pensée, elle lui garantit la possibilité d’être libre et novatrice. En dehors de cette fondation éthique, la pensée est un effet d’aliénation, elle est le moteur d’une projection insensée, l’élément d’un univers indifférent et insensé. Par contre, la fondation éthique est la forme de la surabondance de l’être, de sa/notre liberté. Ici le discours sur l’être éthique devient discours politique. Quiconque a connu la crise et sa prétendue nécessité, célébrée par le pouvoir comme possibilité de sa nouvelle légitimation, entend à présent l’appel de la subversion spinozienne - le spinozisme est pensée politique, il est revendication de la liberté collective contre toute forme d’aliénation, il est intelligence aiguë et « prolixe » contre toute tentative - même la plus subtile, même la plus formelle - de fixer l’extranéation du commandement, la légitimation, sur l’organisation de la production sociale, c’est un couteau tranchant qui décharne toute survie désormais parasitaire, de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le spinozisme est dans le même temps conscience et arme. Puissance contre-pouvoir. Puissance contre Contre-pouvoir. Il n’est pas inutile de remarquer ici que le spinozisme nous offre la possibilité d’élaborer une nouvelle conception du droit et de l’Etat, une conception adéquate au développement des libertés individuelles et collectives à une époque où, en politique, le problème de la guerre et de la paix est redevenu central (et engendre ainsi une situation de retour au droit naturel). Une conception révolutionnaire du droit et de la fondation de l’État dans la liberté de la « multitudo » (fondation, ou plutôt extinction ? Destruction ou dépassement ? Le point de vue d’une démocratie de masses, progressiste et libératrice, se débat nécessairement à l’intérieur de ces directions complémentaires) - une conception démocratique très radicale qui se concentre autour des valeurs de vie et de paix, avec force, avec joie ou désespoir, avec l’intensité que seul peut susciter le fait de se mouvoir parmi les alternatives extrêmes du droit naturel. Le spinozisme politique reste une éthique - une éthique de la puissance, une politique du contre-pouvoir, un projet de construction juridique et constitutionnelle qui vise la destruction de toute négativité et la construction positive de la liberté de tous. Démocratie, jusqu’au bout - démocratie subversive - démocratie progressiste et liberté des masses - comme je crois l’avoir montré dans le deuxième essai publié ici.
Or, le paradoxe de l’actuel « retour à Spinoza » consiste essentiellement en cela : que l’ontologie spinozienne se révèle une anthropologie - et quelle anthropologie ! Une théorie de la production, une théorie de la communication, mais surtout une anthropologie ouverte. Etienne Balibar (Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985), Emilia Giancotti (Spinoza, Rome,Editori Riuniti, 1985), Alexandre Matheron (« La fonction théorique de la démocratie chez Spinoza », Studia Spinozana, vola I, 1985) ont insisté sur cette dimension théorique et ont souligné avec beaucoup de force ce passage. Il ne me reste qu’à ajouter ma contribution à celle de ces chercheurs et amis. Je le fais dans le troisième essai de ce volume, là où j’affirme que chez Spinoza, la tension révolutionnaire des masses doit être dissoute et ponctuellement confrontée à la multiplicité des trajectoires individuelles, pour ensuite être reconstruite dans le concept de « multitudo », articulée enfin dans la figure du sujet politique de la constitution démocratique. Le croisement de l’individu et de la totalité, de la singularité et de l’absolu est séduisant. certaines déterminations spécifiques le représentent à partir de différents points de vue - la pietas comme comportement éthique prescrit à l’individualité dans la formation de la puissance collective, la tolérance comme dimension juridique et politique, comme cadre normatif du croisement des volonté, etc. etc. Mais, le moment privilégié de l’analyse me réside mi en ces termes mi dans les problématiques qu’ils provoquent. Par contre, tout à fait central est justement le paradoxe d’une ontologie qui se transforme en anthropologie, d’un être qui vit seulement sur la superficie de la multiplicité, d’un sujet pluriel. Ce paradoxe ne se résout pas. Il est ironie ontologique en acte. C’est une fondation paradoxale de l’être. Or, dans cette situation, l’ontologie est un horizon ouvert. Le paradoxe me se résout pas dans le temps - mi dans le présent mi dans le futur. Il est continuellement réouvert, structurellement ouvert, autant que le sont les nombreuses libertés des sujets qui construisent toujours de nouveau l’être. L’absolu est couverture absolue. La démocratie est ce risque perpétuel. Telle est sa richesse. L’hypocrisie de la démocratie capitaliste qui combine la production de l’inégalité avec la proclamation formelle de l’égalité des droits, qui soumet la liberté de tous à la violence du mode capitaliste de production et au chantage du commandement de quelques hommes (pouvant aller jusqu’à la menace de la destruction) - tout cela est dévoilé et dénoncé, - mais il en est de même pour toute autre forme d’organisation du pouvoir qui, entre rigidité bureaucratique et prisons idéologiques, dans l’hypostase d’une totalité, enchaîne l’irrépressible désir de liberté.
La démocratie spinozienne est donc une puissance fondatrice. Certes, tout ce qu’elle nous dit c’est : être puissance. A certains égards c’est peu - mais elle trace des limites, un territoire. Une vérité et une tâche : la vérité, ou bien la possibilité, d’êtres libres et égaux ; la tâche de construire éthiquement, réellement, cette vérité. Un formidable optimisme héroïque de la raison. Dans son mouvement l’être éthique se montre comme absolu - il est un présupposé, ce présupposé ontologique qui s’appelle révolution, parce qu’il s’est construit comme présupposé. La démocratie subversive est la source continue de soi-même, de son propre dépassement, de sa propre affirmation. Cette philosophie spinozienne est bien étrange pourrait-on ironiser - elle semble faite exprès, dans cette dernière version, pour permettre la proposition, dans une figure métaphysique, de ce cadre d’affirmations théoriques, de nécessités pratiques, de désirs politiques qui résistent au déclin des idéologies... Mais ce soupçon de fonctionnalité singulière est totalement impropre - car ici rien me mous conduit vers la sanctification et vers la nostalgie des anciens mythes, et en aucun cas le discours spinozien me propose des contenus, des idées, des déterminations spécifiques. Non, il m’est proposé ici qu’une méthode. Ni un modèle ni un instrument - peut-être même pas une méthode, ou mieux une méthode ancrée dans un état d’esprit. Le spinozisme est un état d’esprit : il permet de considérer l’existence comme possibilité d’une subversion - il est le transcendantal ontologique de la révolution. Sur ce terrain, dans cet esprit, les hommes, un à un et collectivement, continuent à s’éprouver. Les idéologies dont ils se servent, naissent et meurent, seul reste le spinozisme : comme métaphysique initiale, comme droit naturel, comme situation dans laquelle il est nécessaire de s’immerger, non seulement si l’on veut être philosophe, mais surtout si l’on veut être révolutionnaire.
Ce que j’ai avancé jusqu’ici se trouve confirmé dès lors qu’on confronte la pensée de Spinoza avec la critique de la modernité, qui du XIXème au XXème siècle, est devenue la tâche de la philosophie ( je tente cette confrontation dans le quatrième et cinquième des essais publiés ici). Car Spinoza montre comment l’imagination ontologique et la puissance constitutive peuvent se poser le problème de briser le destin dialectique de l’Occident et sa crise désespérée. Avec efficacité. Dans sa physique, Spinoza comprend la crise comme la principale caractéristique de l’être superficiel ; c’est justement pourquoi il ne désespère pas de la crise mais la considère comme un aspect essentiel de la phénoménologie de l’existence. Le problème philosophique sera donc et reste, celui d’aller au-delà de la crise, en l’assumant comme matérialité du fondement. Sans cet « aller au-delà », la philosophie et l’éthique ne pourraient même pas se définir. La métaphysique consiste en cet aller au-delà. La crise n’est pas la conclusion d’un destin mais le présupposé de l’existence. Seuls les ânes peuvent réfléchir la crise comme résultat. Seuls les visionnaires prétendent pouvoir l’éviter. La crise est condition, toujours. C’est justement pourquoi, l’imagination et l’éthique, en s’approfondissant dans l’être ne sont pas prises dans la crise, mais reconstruisent au-delà de la crise. Elles reconstruisent sur soi-même, dans le rapport collectif qui constitue le sujet, dans la puissance qui incarne le rapport collectif. Supprimer la crise c’est supprimer l’être, vivre la crise c’est aller au-delà de la crise.
Si dans le « retour à Spinoza » se manifeste donc une expérience liée à la crise du marxisme, il faut ajouter que cette expérience n’est pas superficielle, mieux, elle l’est en un sens spinozien. Elle ne renverse pas mais rend vraie l’imagination du communisme. L’innovation spinozienne en effet, est une philosophie du communisme, l’ontologie spinozienne n’est qu’une généalogie du communisme. C’est pourquoi Benedictus continuera à être maudit.