Jean-Paul Sartre:
étrangleur ou saint?
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François Mauriac est sûrement l'un des plus grands polémistes du 20e siècle, doué d'une verve et d'un mordant considérables (1), capable de voir le point faible ou vulnérable de son adversaire et d'envoyer ses flèches en plein dans le mille, que ce soit de haute (ou plutôt basse) voix ou par écrit. (2) Ses collègues à l'Académie Française tremblaient de le voir arriver quai Conti, se demandant quelles flèches il allait leur décocher (3). D'après son fils Claude, il essayait souvent de radoucir le premier jet de ses Bloc-notes, jugé trop cruel, mais parfois le rendait ainsi encore plus percutant (4). Mauriac lui-même disait retenir la majorité des bons mots qui lui venaient à l'esprit (5), se repentait en bon chrétien de la peine qu'il avait faite à l'un ou à l'autre, s'en voulait--du moins un peu--du plaisir qu'il y avait pris (6), et, circonstance atténuante, s'envoyait à lui-même à l'occasion des flèches tout aussi bien aiguisées (7).
Parmi ses adversaires de prédilection on peut compter Jean-Paul Sartre, "dont l'influence va à l'encontre de tout ce que [Mauriac] croi[t] vrai, de tout ce qui [lui] est plus cher que la vie" et qui, par ailleurs, "comme entrée de jeu [...], essaya de [l']étrangler." (BN II, 319--27.9.59) L'on se souviendra de la conclusion retentissante de l'article de Sartre dans La Nouvelle Revue française de février 1939 qui renvoyait l'auteur de La Fin de la nuit d'une pichenette dédaigneuse: <<Dieu n'est pas un artiste, M. Mauriac non plus.>> (8) Nous aurons l'occasion d'y revenir, comme Mauriac lui-même d'ailleurs, que cette attaque a visiblement blessé.
Et pourtant, les choses ne sont pas si simples. Sartre n'est pas simplement, ou seulement, l'adversaire, l'ennemi capital, la cible favorite du polémiste. J'ai eu par deux fois l'occasion, lors de précédents travaux sur Mauriac, de citer un texte des Bloc-notes où l'admiration de Mauriac pour son adversaire s'exprime d'une façon remarquable qui fait honneur à l'un comme à l'autre (9). Je ne me priverai pas du plaisir de le citer à nouveau en guise de conclusion. Car c'est cette admiration pour quelqu'un apparemment aux antipodes de tout ce que Mauriac croit, comme de sa sensibilité et, assez souvent, de ses options politiques, admiration doublée d'ailleurs d'une sympathie certaine, qui est à l'origine de la présente étude.
Regardons d'abord de plus près la fameuse attaque de Sartre et ses séquelles. Que Sartre reprochait-il à Mauriac? Surtout son utilisation, dans La Fin de la nuit, d'un narrateur omniscient, procédé qui, prétendait Sartre, ne laissait pas de liberté aux personnages. Comme le résume André Séailles, "Mauriac intervenait trop, se substituait indûment à Thérèse Desqueyroux pour la juger, il prenait la place de Dieu le Père omniscient et omnipotent, et finalement il absolvait par un decret son empoisonneuse." (10) D'après François Durand, Mauriac "prit très au sérieux (trop?) les decrets arbitraires promulgués par Sartre et imposant aux autres de respecter la liberté des personnages, et en tint grandement compte dans La Pharisienne, puis dans Un Adolescent d'autrefois... alors que Sartre y avait renoncé!" (11) Plus tard, Mauriac dira que "Sartre comme Breton ont fait régner la terreur dans les lettres" (BN IV, 279&emdash;12.6.66) (12), mais se reconnaîtra bon public pour de tels critiques: "Nos critiques, même s'ils sont nos ennemis, n'ont pas de meilleur public, ni plus aisément convaincu, que nous-mêmes. Ils ne se doutent pas du mal qu'ils nous font&emdash;ni du bien, il est vrai [...]" (MI 525).
Mauriac prétend même qu'il n'a jamais su mauvais gré à Sartre de la violence de son attaque et qu'il a même su en tirer des bénéfices, au point où, mi sérieux mi narquois, il se reconnaît des dettes envers celui qui avait essayé de lui "tordre le cou" (BN III, 536--23.10.64): "Car j'appartiens à cette espèce de moribonds que l'extrême-onction ressuscite. Je dus à cette agression d'avoir donné plus de soin à mon ouvrage d'alors, et La Pharisienne est de tous mes livres celui où la hâte se sent le moins (13). Et comme il fut aussi le mieux compris des protestants et singulièrement en Suède, je suis peut-être, pour une petite part, redevable de mon Prix Nobel à l'auteur de La Putain respectueuse." (MI 527)
André Séailles note que "Mauriac se présente ici, avec un sourire ironique, comme le bon élève à qui le professeur Sartre a appris à faire d'excellents romans," (14) tandis que Sartre s'est essoufflé depuis et n'a pas pu terminer ses Chemins de la liberté. Mauriac, de son côté, se réjouit que l'un des rares critiques hostiles à Un Adolescent d'autrefois, Jean Freustié du Nouvel Observateur, ait été le premier à noter que les personnages de ce roman ont retrouvé la liberté dont Sartre reprochait à Mauriac d'avoir frustré ceux de La Fin de la nuit (BN V, 207--17.3.69). (15)
En dépit des retombées somme toute positives que Mauriac se plaît à discerner suite à l'attaque de Sartre, celui-ci compte tout de même parmi ses "ennemis" attitrés, et l'on peut supposer que son attaque y est peut-être pour quelque chose. Quel qu'il en soit, Sartre est "l'adversaire" (BN IV, 312--6.9.66) que Mauriac groupe tantôt avec d'autres détracteurs de la foi comme Marx, Nietzsche, Voltaire et Diderot (BN III, 370--15.6.63), tantôt avec Marx, Nietzsche et Freud, impuissants en face des manifestations de Dieu dans la vie de notre temps (BN IV, 489--22.7.67), incapables de changer en quoi que ce soit la réalité essentielle aux yeux de Mauriac: "[...] <<Rabbi, tu es le fils de Dieu.>> Ce secret dévoilé à Bethsaïde en Galilée, ni Marx, ni Freud, ni Sartre n'y ont rien ajouté, ils n'en ont rien retranché." (BN V, 152--29.11.68)
Dans un Bloc-notes rendant compte d'une visite de Jacques Maritain, Mauriac s'en prend à Sartre qui nie l'âme et ridiculise les <<belles âmes>> (Mauriac craint bien d'en être une à ses yeux [BN III, 6--29.1061]): "C'est elle que l'on voit, que l'on écoute&emdash;cette âme, dont je sais bien qu'il vaudrait mieux aujourd'hui ne pas parler, cette âme dont le Roquentin de Sartre dit: <<Je ne veux pas de communion d'âmes, je ne suis pas tombé si bas!>>, ou encore, selon un autre héros sartrien: <<La chiennerie, c'est ton âme.>>" (16)
Mauriac affirme qu'il a toujours cru à l'âme et s'adresse directement à Sartre: "Vous pouvez [...] vous appliquer à la rendre ridicule et horrible, il n'empêche que je l'aurai cherchée toute ma vie, et que je l'aurai aimée dans les êtres, et qu'au cours de cette visite j'en aurai tenu une sous mon regard." Et, comme s'il sentait le regard ironique et moqueur du philosophe spécialiste dans le débusquage de la mauvaise foi, Mauriac continue: " Aliénée? Oui, bien sûr, dans la mesure où tout amour est une aliénation et où cet amour-là, l'amour de Dieu, l'est absolument" (BN IV, 345--12.11.66). C'est cet amour qui reste la pierre de touche de Mauriac, l'empêchant de tomber dans les divers pièges posés par ce philosophe surdoué sur le plan de la dialectique.
Autant que Mauriac admire son intelligence, il dit qu'il ne lit rien de Sartre sans jeter le livre à un tournant de sa lecture en criant, "Mais non! Ce n'est pas vrai!": "On a beau dire: le canular est une amibe qui s'attrape rue d'Ulm et dont peu de normaliens arrivent à se débarrasser. Lorsque Sartre déploie sa formidable puissance dialectique pour nous prouver que Jean Genet est un saint, que c'est en lui que la sainteté authentique se manifeste, et non chez Thérèse d'Avila, je prends le parti de rire, mais je m'irrite si cette même dialectique tend à substituer au Charles Baudelaire que je fréquente, et que j'aime depuis mon adolescence, un Baudelaire dégradé et méconnaissable." (BN III, 536--23.10.64)
Ce n'est pas seulement pour son détournement de la notion de sainteté que Mauriac se rebiffe et à l'occasion se moque même de Sartre. Il le taquine gentiment aussi pour son "snobisme à rebours" du fait qu'il tient à ne pas posséder de smoking (BN IV, 520--11.10.67); il le tance pour son manque d'éducation (pour ne pas dire muflerie) pour avoir répondu, dans une interview pour Le Nouvel Observateur, à une lettre courtoise de Charles de Gaulle, par une petite phrase que Mauriac qualifie d'abord d'<<ignoble>> (manuscrit), ensuite de <<goujate>> (tapuscrit) avant d'omettre toute épithète (BN IV, 456--26.5.67) (17); il l'accuse de mauvaise foi lors de batailles électorales, car, dit-il "la culture n'aide pas à la bonne foi et peut-être même au contraire. Mendès France ou Sartre offensent la vérité sans plus de vergogne que le premier épicier venu." (BN V, 152--29.11.68) (18)
Dans un des passages les plus drôles des Bloc-notes, Mauriac parle de l'action politique de Sartre et de sa soif de martyre, lorsqu'il vendait La Cause du peuple dans l'espoir de se faire arrêter: par malheur il ne trouve pas de bourreau. Il a beau proférer des menaces de mort, on ne le prend pas au sérieux. "Il suffit qu'il assume la direction d'un journal qui veut tout mettre à feu et à sang pour que ce journal devienne anodin tout à coup"; dès que c'est le journal de Sartre, il ne fait plus peur à personne. (BN V, 363--28.5.70) Car ce philosophe qui se veut révolutionnaire, qui se hisse sur toutes les barricades, qui prêche du haut d'un tonneau chez Renault, est "incurablement inoffensif": "Il l'est de naissance, il l'est par définition et désamorcera n'importe quelle bombe avant de pouvoir la lancer. S'il fallait tirer une leçon de cette histoire, c'est qu'il n'appartient à personne de cracher plus haut que son nez en matière de révolution et qu'il faut laisser faire ceux dont c'est le métier et qui sont nés pour créer le grabuge. Sartre est pacifiant, qu'il le veuille ou non: tant qu'il sera là, nous n'aurons rien à craindre. Il ne lui appartient pas d'être persécuté. On le mettrait plutôt sous globe comme une vieille pendule revêtue depuis longtemps d'un or indélébile. Il est doux, il est lénifiant, il mourra en odeur de sainteté". (BN V, 364 [28.5.70])
On peut imaginer Sartre se tordant non de rire mais de dépit, comme le diable sous l'eau bénite évoqué (à propos de Sartre aussi, d'ailleurs) dans La Chute de Camus. Et Mauriac de donner un dernier petit coup de patte ironique au couple qui se voulait à la tête de l'action révolutionnaire: "[...] il n'est pas donné à tous d'être doué pour la subversion. Il faut que Sartre se fasse une raison, se résigne à être inoffensif. S'il fallait trouver un couple pour régner dans la Lune, sur la Mer de Tranquillité, personne qui me paraît plus indiqué que ce couple auguste: Sartre-Beauvoir." (BN V, 364--28.5.70)
Plus sérieusement, Mauriac s'en prend aussi à l'athéisme de Sartre. Non certes de façon simpliste ou sans nuances, car il voit bien que "le Dieu nié par ceux qui le nient est une caricature: en fait il n'existe pas." Le Diable et le Bon Dieu, qui provoqua le scandale chez bon nombre de croyants, ne choqua en rien Mauriac, "tant l'Amour auquel [il croit] ressemble peu à l'idole que Sartre dressait sur scène..." (BN III, 342 --18.4.63)
En fait, Mauriac juge que c'est plutôt l'athéisme de Sartre qui est simpliste. Nullement scientifique lui-même, il profite de la sortie du livre de Claude Tresmontant, Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, pour poser la question en ces termes: "L'être peut-il sortir du néant? Le monde est-il l'Etre absolu? Mais selon notre auteur il est impossible de le croire en 1966 (et si Sartre le croit c'est que, décide Claude Tresmontant, Sartre n'entend rien à la physique cosmique, ni à la physique tout court ni à la biologie)." (BN IV, 274&emdash;6.6.66)
Mauriac voudrait faire lire ce livre aux chrétiens, clercs et laïcs, qui se sont laissé bluffer par l'adversaire, dont les positions sont devenues intenables. Car c'est lui qui professe que "l'être provient du non-être ou du moins-être, la vie de ce qui n'est pas la vie, la pensée de ce qui n'est pas la pensée&emdash;lui qui professe que la matière s'engendre elle-même," lui qui devrait confronter honnêtement les avancées des sciences modernes au lieu de s'en tirer par une vieille pirouette d'origine gnostique, l'homme <<jeté dans le monde>>. (BN IV, 274-275--6.6.66).
Nullement philosophe non plus, se déclarant même "philistin" en philosophie (BN IV, 539--17.11.67) (19), "bien incapable d'avaler L'Etre et le Néant, même sous la menace d'un révolver" (BN V, 241--18.9.69), Mauriac profite du Sartre par lui-même de Francis Jeanson pour marquer son étonnement, voir son scandale, devant l'attitude de Sartre, répercutée et sans doute partagée par Jeanson, devant le problème de Dieu, problème qui semble être posé "comme si la réponse pouvait dépendre du confort spirituel lié pour nous à son existence, ou au contraire de ce qui incline nécessairement un esprit fait comme celui de Sartre à un athéisme radical." Mauriac lui-même, dressé dès l'enfance à ne pouvoir se passer de Dieu, se reconnaît sans doute peu crédible devant un athée moderne, mais cela "ne saurait rien changer au fait que Dieu est, ou au fait que Dieu n'est pas. Si prévenu que soit un chrétien de ma sorte, qui prie comme il respire, et si prévenus que soient dans le sens opposé un Sartre ou un Jeanson, j'attendais d'eux qu'ils envisagent la question posée en dehors de tout ce qui est viscéral." (BN IV, 539--17.11.67)
Et Mauriac de conclure que la foi des athées est au moins aussi discutable que celle des croyants en citant un petit livre arrivé le matin même de chez Gallimard: <<L'incrédule a trop de foi dans la fausseté des croyances>> (BN IV, 540--17.11.67). Aux athées qui disent que les croyants "croient qu'ils croient," Mauriac répondrait que "ne pas croire, c'est croire qu'on ne croit pas" (BN III, 69--29.10.61).
Mais, contrairement à son maître Pascal, Mauriac ne hait pas ses "ennemis." Il s'étonne que Pascal ne se soit jamais reproché d'avoir écrit Les Provinciales, disant que lui-même aurait été plus scrupuleux sur ce point: "Je ne me serais pas dissimulé le plaisir extrême pris à les écrire, avec cette circonstance aggravante qu'il haïssait de tout son cur les molinistes, alors que ce n'est pas assez dire que je ne hais pas mes <<ennemis>>" (BN I, 152--Sexagésime, 8.2.53).
Jean Touzot note que le manuscrit de ce Bloc-note parle même de la "sympathie" que Sartre inspire à Mauriac qui voit en lui un esprit supérieur, un "esprit du premier rang" dont les préoccupations, les difficultés, le combat qu'il mène, "méritent nos égards" (BN II, 319--27.9.59). Il admire son exigence de justice, qui "l'emporte sur toute négation" (BN II, 400--13.3.60), il compatit à son dilemne politique, à ce qu'il décèle en lui d'exaspération, de désespoir (BN II, 475-476--25.9.60). Tombant par hasard sur un exemplaire de La Nausée, il reconnaît sa propre chance de ne pas avoir été "englué" comme le jeune Roquentin/Sartre devant son arbre, d'avoir connu au contraire des arbres protecteurs pendant sa jeunesse: "Ah! bénis soient les romantiques des premiers Morceaux choisis du collège, bénis soient Maurice de Guérin, et Francis Jammes, et André Lafon, bénie soit surtout ma terre natale à qui je dois d'avoir été cet enfant que Cybèle enivrait et que les arbres protégaient des hommes!" (BN IV, 68-69--29.4.65)
De même, il prend la défense du jeune Sartre malmené par l'auteur des Mots: "Et l'enfant Sartre était à coup sûr un autre que le petit monstre contre lequel il s'acharne. Il y avait dans cet enfant, ni plus ni moins, tout ce qui a rendu Sartre cher à beaucoup d'êtres..." [MI 758], parmi lesquels il faut compter, bien évidemment, l'auteur de ces lignes.
Par trois fois, en 1960 et 61, Mauriac se sent très proche de Sartre ou, plutôt, sent Sartre devenir très proche de lui, par trois fois des textes de Sartre orientent sa méditation et, plus spécifiquement, sa méditation de chrétien (BN III, 69--29.10.61). Il s'agit de la préface à Aden Arabie de Paul Nizan, ami de jeunesse de Sartre; de ce qu'a écrit Sartre à la mort de Camus; et de nouveau, des soixante-dix pages des Temps modernes écrites à la mort de Maurice Merleau-Ponty. A cette dernière occasion, Mauriac indique ce qui fait le rapprochement entre lui et Sartre, son soi-disant <<ennemi>>: "Nous ne le suivons pas toujours, nous qui ne sommes pas philosophes; mais Sartre oublie parfois qu'il en est un, et en cours de route se met à parler notre langage. Le voilà près de nous, tout à coup, ce Sartre dont nous prenons la vraie mesure depuis que les feux des projecteurs se sont un peu détournés de lui. ll n'est peut-être plus <<le philosophe de l'époque>>, mais il est devenu un écrivain au sens où je l'entends, un homme qui se sert de l'écriture pour y voir clair dans ses rapports avec les êtres qu'il a aimés. Qui aurait dit, il y a quinze ans, que ce jeune Sartre, entré dans la vie, semblait-il, pour tout casser, pour tout salir, mettrait un jour sa dialectique au service de son cur et du nôtre? [...] (BN III, 68--29.10.61)
A la suite de Sartre, Mauriac parle de la foi du jeune Merleau-Ponty, foi perdue à vingt ans; de l'amour de Dieu, appris auprès de sa mère, et qui avait imprégné son enfance dont le charme le pénétrait encore, adulte; de la mort de cette mère à laquelle il tenait comme à sa propre vie: <<Plus exactement, elle était sa vie>>, écrit Sartre. Touché, Mauriac se demande comment Sartre aurait prononcé cette phrase au lieu de l'écrire: "Et tout à coup, voici la clé que Sartre nous livre comme malgré lui: <<Merleau-Ponty ne croyait plus à la survie. Si pourtant, il lui arriva, dans les dernières années de refuser qu'on le rangeât parmi les athées, ce ne fut pas en considération de sa flambée chrétienne, mais pour laisser une chance aux défunts...>>" (BN III, 70&emdash;29.10.61)
Et Mauriac, sans être dialecticien, de se demander comment Merleau-Ponty aurait pu <<laisser une chance aux défunts>> s'il n'avait rien gardé de sa foi au royaume qui n'est pas de ce monde... et de rejoindre Sartre par-delà leur petit différend littéraire: "[...] alors que souvent les théologiens, les apologistes, m'ennuient, m'irritent, me feraient douter, des pages comme celles-là touchent en moi l'homme religieux, posent la vraie question, me remettent dans le vrai courant, sans pourtant me troubler ni ébranler ma foi, même si cet athée me dépasse de beaucoup par l'intelligence et par la culture. Je suis pareil vis-à-vis de lui à cet homme qui entre dans une chambre ténébreuse avec une lampe dans sa main; et certes toute la pièce n'en est pas éclairée et il y a dans les angles comme des gouffres d'ombre; mais je tiens cette lumière que l'athée ne voit pas et il s'en trouve lui-même éclairé à son insu, et il me semble que je le vois comme Dieu le voit, comme Sartre autrefois me reprochait de voir les personnages de mes romans... " (BN III, 71--29.10.61)
C'est par le cur, par l'enfance, par la jeunesse que Sartre semble rejoindre le vieux Mauriac, qui se sent tout à fait chez lui dans un autre texte du philosophe, la préface à Aden Arabie (20); chez lui, c'est-à-dire, dans le monde intérieur, le monde des <<âmes>> dont Sartre se méfie pourtant et se moque. "Il n'empêche que l'auteur de cette préface m'est proche, plus proche, l'avouerai-je? que beaucoup de mes frères dans la foi. Ce Sartre-là, s'il est mon ennemi, que j'ai peu de peine à l'aimer [...]" (BN II, 460--1.9.60)
Pour Mauriac, le Nizan présenté par Sartre est Sartre lui-même, avec qui on le confondait d'ailleurs quand ils étaient jeunes: "Sartre ne dit rien de Nizan qui ne le concerne lui-même. La mort ni le temps ne les aura séparés. Dans combien d'adolescents une amitié aura compté plus que tout ce qui après elle s'est appelé amour! En vérité, ces deux-là furent tellement proches l'un de l'autre que, quand Sartre nous parle de Nizan, c'est de lui-même qu'il s'agit, à lui-même qu'il se confronte." (BN II, 460--1.9.60)
Je me demande même si, dans une certaine mesure, Mauriac ne songe pas ici à sa propre amitié avec André Lacaze, à la mort duquel il consacre d'ailleurs tout un Bloc-note (BN III, 557-58--5.12.64). Toujours est-il que la confrontation du philosophe mur, habitué à occuper la première place, et du jeune homme plein de désirs et d'illusions qu'il fut, le voit partager le sort de son ami, trahi et abattu par les siens, rejeté du parti, poussé jusqu'au bord du suicide. Mauriac flaire de nouveau l'amertume, le désespoir d'un homme "à qui il n'a servi de rien de ne réussir que pour lui-même"--et c'est sa "grandeur", pour Mauriac, de ne pas s'en satisfaire--, qui n'a pas pu concilier l'existentialisme et le marxisme, qui, tout athée qu'il est, "ne se console pas de n'avoir pas pu atteindre ici-bas le royaume de Dieu et sa justice--mais c'est trop peu dire: d'avoir acquis la certitude que pour y parvenir, il n'existe plus de chemin" (BN II, 461--1.9.60).
Mauriac se penche longuement sur le jeune Paul Nizan, qu'il n'a pas connu, avec qui il dit avoir peu en commun--à part le fait d'être le fils d'un père incroyant et d'une mère dévote--, mais en qui il retrouve certains de ses propres cheminements. Adolescent, Nizan voulut être prêtre et, au plus fort de son amitié avec Sartre à l'Ecole normale, ce soi-disant athée fréquente le pasteur et songe à se faire protestant. Sartre passe vite là-dessus: son ami n'aurait cherché qu'une morale, mais pour Mauriac, de la morale, "il en trouvait à revendre partout": Nizan rôdait en fait autour du Christ, qu'il avait aimé. "Que Sartre essaie cette clef pour pénétrer dans le secret de ce désespoir. Nous ne nous consolons pas d'avoir perdu l'amour de Dieu quand nous l'avons aimé vraiment [...]" (BN II, 462--1.9.60) Et Mauriac de se demander quelle est la source profonde du désespoir, du sentiment de la défaite, chez Sartre le survivant, pourtant le maître de sa génération.
Il est vrai, dit-il, que Sartre aborde la vieillesse, la cinquantaine étant déjà "le temps de ne plus être aimé et d'aimer encore." Suivent quelques phrases étonnamment pathétiques sur la vraie vieillesse, "région glacée où il n'y a plus rien à attendre de personne, plus rien même à donner", avant que Mauriac ne revienne à ce qui perdure de l'enfance: "Et pourtant ce qui ne meurt pas, quand on en a été possédé au sortir de l'enfance, c'est précisément ce qui embrase cette admirable préface de Sartre: une tendresse avide, une tendresse irritée mais toujours jeune et vivante, et qui a échappé au temps, et qui (je le crois de tout mon esprit et de tout mon cur) lui survivra." (BN II, 463--1.9.60)
Mauriac se permet de rêver, de se raconter des histoires, d'imaginer "qu'il se produira enfin quelque signe, que le Christ apparaîtra tout à coup, que Sartre sera renversé devant Saint-Germain-des-Prés et qu'il entendra une voix l'appeler par son nom," comme un mélange du jeune Claudel et de Saint Paul (BN III, 439--5.12.63). Il est vrai que pour Mauriac, Sartre pratique déjà au moins une certaine forme de "sainteté", l'indifférence à Mammon (ce qui n'a pas toujours été facile pour Mauriac lui-même). Malheureusement, Sartre a rejeté tout ensemble, Mammon et Dieu, "comme s'ils étaient complémentaires dans [son] esprit" (BN IV, 472--25.6.67).
Mais tout athée que Sartre est et qu'il reste, Mauriac ne peut s'empêcher de l'admirer et de le louer, pas plus que moi d'admirer l'ouverture de cur et d'esprit dont témoigne Mauriac, auquel j'applique volontiers (et pour la troisième fois) ce qu'il dit de son ancien <<ennemi>> : "On peut penser ce qu'on voudra du philosophe [polémiste], de l'essayiste, du romancier, du dramaturge; mais enfin ce grand écrivain est un homme vrai, et c'est là sa gloire. Je m'entends moi-même quand je lui donne cette louange. Un homme vrai, cela ne court pas les rues, ni les salles de rédaction, ni les antichambres des éditeurs. C'est parce qu'il est cet homme vrai que Sartre [Mauriac] atteint ceux qui sont le plus étrangers à sa pensée et le plus hostiles au parti qu'il a pris. Un homme vrai, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il écrit l'engage. Cela, qui va de soi pour lui, étonne dans un monde où les gestes ni les paroles n'engagent plus personne." (BN III, 535--23.10.64)
Dans le passé, je m'en suis tenu là. Mais nous avons vu que c'est par son cur que le philosophe finit par toucher Mauriac, "lorsqu'il se livre directement à propos de quelqu'un qu'il a aimé,"que ce soit Merleau-Ponty, Camus ou Nizan. (En dehors de cela, Mauriac finit toujours par protester que tout ce que dit cet homme vrai est faux!) Laissons tout de même le dernier mot au bon cur de François Mauriac, qui réussit la quadrature du cercle, un cercle qui avait mal commencé, qui aurait pu rester infernal mais qui finit dans la bonté et la bonne humeur d'un autre homme de cur: "Un homme vrai, pour qui écrire c'est agir, et qui est tout entier dans chacune de ses paroles, un homme libre... Ici je m'interromps et je me loue moi-même et je m'admire moi-même d'admirer de si bon cur ce philosophe qui, à ses débuts dans la vie des lettres, et comme entrée de jeu, chercha à me tordre le cou." (BN III, 536--23.10.64)
Brian THOMPSON
Université du Massachusetts Boston
NOTES
1. Mauriac raconte dans ses Bloc-notes qu'il a déçu Simone de Beauvoir lors d'un dîner où il était assis à côté d'elle: " Sartre lui avait pourtant assuré que j'avais du mordant, que j'étais drôle: <<L'âge l'avait-il éteint, se demande-t-elle, ou le gaullisme exténué>>." Jean Touzot note que Mauriac affaiblit la formule de Simone de Beauvoir en substituant gaullisme à gaullâtrie. François Mauriac, Bloc-notes , édition présentée et annotée par Jean Touzot, Editions du Seuil, collection "Points", 1993, vol. III, p. 426 [10.11.63]. Les références à cette édition seront données entre parenthèses dans le texte sous le sigle BN. Les dates qui suivent permettront d'utiliser d'autres éditions.
2. "Parce qu'il était chrétien il prenait beaucoup sur lui pour être... le moins méchant possible. La verve était le plus fort. Ce n'est pas qu'il ait envie de blesser, c'est son art de trouver le point faible des gens." Entretien de Claude Mauriac avec l'auteur (24 juillet 1980).
3. "Quand il arrivait on se méfiait de ce qui allait sortir de sa bouche et qui était en général très percutant. C'étaient des flèches qu'il lançait contre les uns et contre les autres. [...] Sa conversation était pleine de charme, il avait une conversation délicieuse. Mais elle était surtout charmante parce qu'il envoyait des flèches contre les autres qu'il ne pouvait pas retenir [...], il ne pouvait pas retenir un mot d'esprit qui affleurait à ses lèvres." Entretien de Jean Guitton avec l'auteur (7 juillet 1980).
4. Entretien de Claude Mauriac avec l'auteur (24 juillet 1980).
5. Jean Daniel à Mauriac: <<En somme, on a tort de vous croire méchant: [vous] n'acceptez en effet d'exprimer que quelques-uns des traits acérés et innombrables qui se bousculent au bord de [vos] lèvres.>> Et Mauriac, ravi, de répondre: <<Vous ne savez pas ce que je peux raturer dans mes manuscrits!>> Cité par Jean Lacouture, François Mauriac, Seuil, 1980, pp. 522-523.
6. "Oui, voilà le beau côté de nos colères. Mais j'en discerne un autre moins flatteur: c'est l'incroyable plaisir que donne à l'écrivain le morceau écrit de verve et d'une seule coulée et qui, à peine échappé de ses mains, vibre dans la cible, tandis que les spectateurs poussent des oh! et des ah! Mais la cible est vivante, monsieur le chrétien. Votre cause est juste? Nous vous l'accordons. X. et Y. méritaient d'être mouchés? Oui, ils méritaient d'être mouchés. Mais vous ne devriez pas en être si content. La correction fraternelle ne devrait comporter aucun plaisir chez le frère qui l'administre." BN I, 51 [Sexagésime, 8.2.53]
7. "Ce qui le rendait sympathique, c'est que ces flèches qu'il envoyait aux autres et qui étaient souvent très dures [...], ce fond de méchanceté n'était quand même pas très mauvais parce qu'il le tournait contre lui même. Il était dur pour lui-même tout autant que pour les autres. Il faisait des plaisanteries sur lui-même." Entretien de Jean Guitton avec l'auteur (7 juillet 1980).
8. Jean-Paul Sartre, Nouvelle Revue Française, février 1939, p. 212, repris dans Situations I, Gallimard, p. 66.
9. Cf. "Mauriac polémiste quoique ou parce que chrétien?" in Cahiers François Mauriac 8, Grasset, 1981, p. 185 et "Mauriac et Malraux devant la politique: traîtres ou fidèles?" in Mauriac entre la gauche et la droite, collection "Mauriac et son temps" 4, Klincksieck, 1995, p. 103.
10.André Séailles, "Mauriac et Sartre devant la littérature et la politique," in Mauriac entre la gauche et la droite, p. 134.
11. François Mauriac, uvres autobiographiques, éd. François Durand, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 1082 (la note 2 renvoie à la page 525 des Mémoires intérieurs. Des références entre parenthèses sous le sigle MI renvoient à cette édition).
12. Sur ce "magistère intellectuel et moral", voir André Séailles, "Mauriac et Sartre devant la littérature et la politique," p. 135.
13. François Durand note: "C'est surtout par l'absence du narrateur omniscient dénoncé par Sartre que La Pharisienne se distingue des romans précédents. La hâte en revanche se sent peut-être autant dans la fin de La Pharisienne que dans celle des Chemins de la mer." (ibid., n. 3)
14. André Séailles, "Mauriac et Sartre devant la littérature et la politique," p. 139.
15. Dans le numéro du 10 mars 1969 il avait écrit: <<Pas la moindre détermination dans ces personnages. On tomberait plutôt dans le défaut contraire, c'est-à-dire dans la pagaille.>> (note de Jean Touzot)
16. Mauriac trouve ces exemples dans le Sartre de Francis Jeanson, collection <<Les Ecrivains devant Dieu>>, Desclée De Brouwer, 1966, p. 56. Le premier est extrait de La Nausée, le second est une réplique de Hilda à Goetz dans Le Diable et le Bon Dieu .
17. Ces détails sont empruntés aux très bonnes annotations de Jean Touzot.
18. Jean Touzot cite une lettre de protestation d'une épicière du Jura, publiée dans le courrier des lecteurs:<<Il existe des épiciers qui ont autant de vergogne que certains écrivains de ma connaissance.>>
19. Il s'agit de Toute la nuit j'écoute de Jean-Michel Frank. Dans un tout autre registre, c'est comme un mordu de Skyrock et de M6 qui affirmerait que la musique classique est nulle et que Mozart n'existe pas: "Mozart? Connais pas, il n'a jamais fait un seul vidéoclip..."
20. Avant-propos à Aden Arabie de Paul Nizan, Maspéro, Cahiers libres, nº 8, 1960. Cette préface sera reprise dans Situations IV.
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