"...Chansons que cela..." [Molière]

 

 

"Quand on écrit des chansons, on n'a pas besoin de littérature autour." [Georges Brassens]

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Depuis longtemps on sait qu'en France "tout finit par des chansons". Sur cette affirmation, Beaumarchais termine son Mariage de Figaro, dont les propos et les attitudes, que d'aucuns qualifieront de révolutionnaires, sont ainsi couverts par le manteau de la "chanson": ce n'est pas sérieux, c'est frivole, ce n'est qu'un jeu. Cette déconsidération de la chanson en tant qu'art (forcément mineur) et élément constitutif de la culture française est loin d'avoir disparu. Dans un livre tour à tour virulent, drôle et poignant, Jacques Bertin, un des meilleurs auteurs-compositeurs-interprètes de sa génération, s'en prend à cette méconnaissance de la chanson et de ceux et celles qui l'ont choisi comme métier:

"Les militants politiques, les universitaires, les fonctionnaires des Affaires culturelles, etc., se moquent royalement de la chanson: notre bourbier est un no man's land. Les élites écoutent France-Musique. Oh! sans doute aussi des chanteurs, de temps en temps, avec cet émerveillement qu'on éprouve devant les jeux d'enfants. La chanson, c'est la chambre des gosses: on y entre pour s'amuser un peu avec eux et on repart au bout de cinq minutes, la conscience tranquille, en leur recommandant de ranger leurs jouets et de ne pas faire trop de bruit." [Chante toujours, tu m'intéresse, ou les combines du show-biz, Editions du Seuil, collection "Interventions", 1981, p. 135]

La chanson a pourtant ses lettres de noblesse, si l'on peut dire, étant héritière des troubadours, des trouvères, de Charles d'Orléans et de Guillaume de Machaut, de Ronsard et de bien d'autres grands de la littérature. En même temps, elle descend d'une tradition de chanson populaire non moins riche, les deux branches de la famille s'étant d'ailleurs à maintes reprises fructifiées et enrichies mutuellement au cours des siècles.

Même de nos jours, certaines chansons tendent à entrer dans la tradition orale: "L'eau vive", de Guy Béart, est souvent prise pour une chanson traditionnelle, à la grande joie de son auteur qui aspire, à ce qu'il m'a dit un jour, à être "un poète anonyme du 20e siècle". Dans l'autre sens, "Les trois sirènes & le miroir" de Maxime LeForestier est inspiré directement&emdash;et ironiquement&emdash;d'une vieille chanson populaire: "Dans les eaux de la Seine/ M'en allant me noyer/ J'ai trouvé trois sirènes/ Qui voulaient pas s'baigner..."

La déconsidération de la chanson serait-elle due en partie à un désir, de la part de l'élite, de se distinguer&emdash;désir qui a sans doute contribué au divorce entre la poésie lyrique et la musique peu après l'introduction de l'imprimerie, car jusque-là le mariage avait été heureux?

Mais nous devons distinguer, nous aussi, car le terme "chanson" n'est pas une appelation contrôlée. Avec son franc-parler habituel, François Béranger&emdash;auteur-compositeur-interprète dont nous aurons à reparler&emdash;distingue deux catégories: "les gens qui font de vraies chansons, qui sont réussies ou râtées d'ailleurs, qui ont un sens, et puis tous les autres qui font de la soupe pour le fric. C'est tout." [interview dans Paroles & Musique 4 (novembre 1980), p. 23] Cette "soupe", servie en quantité industrielle sur les ondes, peut en effet rapporter beaucoup d'argent, d'où la quête de "tubes" qui en général s'avèrent aussi éphémères que l'été. C'est ce que Julos Beaucarne appelle des "chansons-kleenex", à jeter après usage. Elles sont parfois très bien faites; elles réflètent, elles aussi, la sensibilité, les besoins, les désirs, les phantasmes des diverses couches de la société; elles mériteraient une analyse sociologique approfondie. Mais, dans ce qui suit, il sera question non de ces produits de consommation, mais de "vraies chansons", terme qui se précisera au fur et à mesure.

Qu'entendons-nous par le terme "chanson"? Selon le Petit Robert, c'est une "pièce de vers de ton populaire généralement divisée en couplets et refrain et qui se chante sur un air". Que ce "populaire" soit légèrement péjoritif ou non, la chanson se distingue de la "mélodie" ("pièce vocale composée sur le texte d'un poème, avec accompagement") moins par le ton, populaire ou non, du texte, que par le traitement musical. Les mêmes vers de Verlaine, par exemple, qui ont servi de prétextes aux mélodies de Fauré ou de Débussy, peuvent trés bien être mis en chanson où ils serviront de texte. Aragon, dont les poèmes ont été mis en par plus de soixante compositeurs différents (dont Brassens, Ferré, Ferrat et Léonardi), a écrit: "La mise en chanson d'un poème est à mes yeux une forme supérieure de la critique poétique"; car, comme le fait remarquer Jacques Bertin:

"Nous devons aller à l'essentiel&emdash;l'émotion. Le sujet doit être serré dans l'objectif, et les commentaires, les préciosités, les clins d'œil à l'intelligentsia sont déconseillés. Cette règle du plein vent consitute la force de notre art." Et de conclure que l'immense mérite d'Aragon "est d'avoir été le grand auteur de chansons du siècle. Celui qui prouva qu'écrire en vers chantables est un art noble" ["Aragon: un chanteur," Paroles & Musique 27 (février 1983), p. 39].

A nous d'ajouter qu'un des mérites de la chanson, de nos jours, est d'avoir permis à la poésie écrite, trop souvent limitée à une élite culturelle, voire enfermée dans des revues à tirage encore plus limité, d'atteindre un large public de milieux et de classes très divers. Pour prendre un exemple précis, "Il n'y a pas d'amour heureux", du même Aragon, s'est vendu à quelques 100.000 exemplaires, ce qui est déjà remarquable pour une poésie écrite. Mis en chanson par Brassens, ce poème s'est vendu à plus de 2.000.000 d'exemplaires. Ajoutons à cela les concerts, les passages en radio, les enregistrements de la chanson par d'autres interprètes, comme Ferrat ou Marc Ogeret, et le fait que l'on écoute et réécoute un disque plus souvent, en général, qu'on ne relit un livre, et l'on peut commencer à mesurer le rôle de la chanson pour la propagration de la poésie dans des milieux qui lui seraient autrement imperméables.

De plus, en France comme dans un certain nombre d'autres pays, la poésie n'est plus uniquement livresque, elle est, dans une mesure considérable, le fait d'auteurs-compositeurs-interprètes, renouant avec la plus ancienne tradition de poésie lyrique. Il est vrai que l'Académie Française a récemment rejeté la candidature d'un grand poète-chanteur, Charles Trenet&emdash;il paraît qu'il s'est abstenu de faire toutes les visites protocolaires&emdash;, mais elle avait déjà couronné l'œuvre d'un autre grand auteur-compositeur-interprète de notre temps en discernant son Grand Prix de Poésie en 1967 à Georges Brassens, lui dont le langage poétique a également déjà fait l'objet d'une thèse en Sorbonne. Ce sont de petits pas timides mais certains vers la reconnaissance à part entière de la chanson.

 

Un pouvoir de communion

Mais qu'est-ce, au fait, qu'une chanson? Ce n'est pas simplement un poème avec quelques accords de guitare plaqués dessus, mais un tout qui résulte du mariage, indissoluble, d'une musique et d'un texte. Ceux-ci peuvent naître sumultanément, ou l'un après l'autre, mais la chanson n'existe pas avant leur mariage. Et elle n'existe pleinement, en tant que chanson, que lorsqu'elle est effectivement chantée, le texte, la partition n'étant que de pâles reflets, le squelette desséché de la chanson vivante.

Claude Nougaro compare l'art de la chanson à un arc: "Les flèches, c'est le carquois des mots; la musique, c'est la corde de l'arc, pour lancer les mots encore plus loin vers la cible du sens et du son confondus; le chant, c'est le verbe lui-même, c'est la chair qui retrouve son âme, ou la chair qui est à la recherche de son âme; il est donc d'essence religieuse: j'ai besoin de la musique pour reconnaître l'inconnu." [entretien avec l'auteur, mai 1984]

Cette "reconnaissance" se fait d'abord en réfléchissant sur soi-même et en se situant par rapport au monde. La chanson&emdash;mélange d'éléments physiques et mentaux, sensuels et spirituels&emdash;mobilise des domaines de l'être très variés, très profonds, situés bien au-delà de la logique du discours rationnel. Elle permet de se reconnaître, de se situer, de se dire, de s'exprimer, littéralement et figurativement, corps et âme. On écrit, on chante, en premier lieu pour soi: "Je chante pour ne pas mourir" (Gilles Vigneault).

Pour Marie-José Vilar, "la chanson, c'est un peu ma psychothérapie à moi" [Paroles & Musique 4 (novembre 1980), p. 8] . Julos Beaucarne, d'abord acteur de théâtre, s'est tourné vers la chanson pour pouvoir dire uniquement des textes qui lui fassent du bien. Pour lui les chansons sont des "mantras qu'on répète, qui nous mettent en condition de partir ailleurs, pour partir ailleurs, pour partir vers plus fort , vers nous finalement, vers notre histoire" [entretien avec l'auteur, mars 1983].

Ce mode d'expression de soi est en même temps un mode de communication particulièrement efficace avec les autres. La chanson établit un lien; elle amorce un dialogue avec chaque auditeur dans la mesure où la voix qui chante est perçue comme celle d'un être humain en chair et en os qui parle en son nom propre. Soutenue par la musique qui fait corps avec elle, la voix véhicule, en plus du contenu rationnel du discours, toute une émotion, une coloration, une inflexion, une accentuation qui sont plus parlantes que les mots en eux-mêmes.

Julos Beaucarne fait remarquer que, d'après des chercheurs américains, 10% seulement de la communication se fait à travers les mots que l'on dit, 30% par la façon de les dire, en 60% par le corps, d'où la relative puissance du disque par rapport au livre, de la scène par rapport au disque [Mon Terroir, c'est les galaxies, Tourinnes-la-Grosse, Éd. Louise Hélène France, 1980, p. 36].

Cette communication est renforcée par le fait qu'il se crée un lien, une certaine communion d'idées ou de sentiments, parmi tous ceux qui écoutent un chanteur et qui se reconnaissent dans ce qu'il chante. (Ce sentiment d'appartenance à un groupe n'a pas échappé aux marchands qui savent bien en tirer profit: objets de culte des "idoles", revues étalant leur vie privée, etc.).

Ce pouvoir communicatif de la chanson n'est pas sans danger, de part et d'autre. Le chanteur, lui, peut se prendre au piège et, s'il n'a pas suffisament de recul devant son public admiratif, se croire le nombril de la terre ou le maître à penser de sa génération. Du côté du public, une chanson pourvue d'une musique séduisante peut véhiculer n'importe quoi, y compris un langage, des images ou un discours rationnel (ou même irrationnel) que l'auditeur reçoit presqu'à son insu. (Dans le cas du rock, le niveau en décibels est souvent si élevé que l'on est pris d'assaut de toute manière!) La chanson peut contribuer à créer ou soutenir un esprit de corps, pour le meilleur mais aussi pour le pire: la protest song ("We shall overcome", "O Freedom") a soutenu le mouvement contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis; la Jeunesse hitlérienne s'est nourrie de chansons patriotiques (qu'on se souvienne de l'arrière-fond du film Cabaret ).

Le potentiel d'impact politique de la chanson est explicitement ou implicitement reconnu par divers gouvernements. En France, on se contente d'une censure qui ne dit pas toujours son nom: "autocensure" au niveau des programmateurs, par crainte d'ennuis professionnels; interdiction d'antenne de certaines chansons ("Le Déserteur" de Boris Vian, "Le Parachutiste" de Maxime LeForestier); des disques entiers rayés au stylet (ceux de Colette Magny), pour empêcher tout passage en radio... Dans d'autres pays, on emprisonne ou tue les poètes-chanteurs gênants, l'exemple le plus tristement célèbre étant l'assassinat de Chilien Victor Jara devant 6000 témoins (assassinat raconté de façon bouleversante dans deux chansons, "Gwerz Victor C'hara" de Gilles Servat&emdash;en breton&emdash;et "Lettre à Kissenger" de Julos Beaucarne).

Le fait est que la chanson joue, surtout depuis deux ou trois décennies, un rôle considérable de "conscientisation" (j'emprunte le terme au pédagogue brésilien Paolo Freire) dans différents pays et régions. Au Québec, par exemple, chanter la réalité québécoise en langue québécoise (et non en "français international) était déjà une déclaration d'indépendence vis-à-vis d'une domination culturelle française et américaine. Ce sont pour une large part les "chansonniers" québécois&emdash;Félix Leclerc, Claude Gauthier, Gilles Vigneault et d'autres de la même trempe&emdash;qui, en se disant comme ils étaient, en disant leur pays comme il était, ont donné conscience au peuple québécois de sa propre identité. "Mon Pays" de Gilles Vigneault est devenu en quelque sorte l'hymne national du Québec.

Il en va de même dans diverse régions de France et de Navarre où, jusqu'encore assez récemment, on trouvait des affiches du genre "Défense de cracher par terre et de parler patois", et où les enfants étaient punis, à l'école, s'il leur arrivait de sortir un mot de leur langue maternelle. Des chanteurs comme Glenmor, Gilles Servat et Alan Stivell en Bretagne, comme Claude Marti, Patric et Joan-Pau Verdier en Occitanie, Luis Llach en Catalogne, Roger Siffer en Alsace--cette liste n'est nullement exhaustive--, ont énormément contribué à l'éveil d'un nouveau sens de la richesse de l'héritage linguistique et culturel de leur région, face à un centralisme culturel, linguistique et politique très puissant.

 

L'Espoir d'une rencontre

La chanson est-elle ou doit-elle être "engagé" sur le plan politique? Le chanteur ou l'auteur de chansons a-t-il un rôle particulier à jouer dans la cité? La plupart des auteurs-compositeurs se défendent d'écrire des chansons "politiques" dans le sens étroit, à la limite "électoraliste", du terme. Mais vivant dans la cité, ils trouvent tout à fait normal de parler de tout ce qui les entoure et les touche, de se situer par rapport à la société qui est la leur. Ils disent ce qu'ils ont sur le cœur, et un certain nombre de gens se reconnaissent dans leurs chansons.

Par contre, le rôle de maître à penser ne les tente pas (ou plus). Maxime LeForestier, qui dans les années "post-68" en avait plus que beaucoup d'autres la taille et le souffle, n'a pas voulu se laisser ériger en "penseur" public ("Laissez-moi rester saltimbanque..."). Il estimait d'ailleurs que, de toute façon, le poète, le chanteur, ne devançait pas les autres: il ne faisait qu'exprimer ce que d'autres savaient ou sentaient déjà, sans peut-être savoir ou pouvoir le dire [entretien avec l'auteur, août 1981]. Dans une de ses rares chansons d'inspiration "politique" (il s'agit d'une grève particulièrement dure), Jacques Bertin dit justement que le poète exprime quelque chose qui ne vient pas de lui:

On fait des vers avec l'espoir de la vie

Avec les ongles qui s'accroche au réel

Avec des mots qui m'ont été soufflés cet hiver à Besançon

Parce que le vent souffle dans le dos du poète

Et le crible de mots qui ne lui appartiennent pas

("A Besançon")

 

De même François Béranger, pourtant un des plus "engagés" des auteurs-compositeurs- interprètes de nos jours, ne s'arroge pas une place à part au-devant des autres:

 

Je sais bien qu'une chanson

C'est pas tout à fait la révolution

Mais dire les choses c'est déjà mieux que rien

Et si chacu f'sait la sienne dans son coin

Comme on a les mêmes choses sur le cœur

Un jour on pourrait chanter en chœur

("Manifeste")

 

Béranger ne prétend pas changer le monde à coup de chansons, mais, comme le dit Gilles Vigneault, "Je me mêle de la politique... parce que la politique se mêle de moi" [entretien avec l'auteur, juin 1981]. On chante donc le monde tel qu'on le voit et qu'on le vit. Pour Béranger, "ce serait prétentieux de penser qu'on va pouvoir faire bouger, évoluer les gens; dans un premier temps, franchement, j'écris pour moi... tout en sachant évidemment que, dans un deuxième temps, je livrerai mes chansons aux gens. Mais l'impact qu'elles peuvent avoir sur eux, c'est l'inconnu" [Paroles & Musique 4 (novembre 1980), p. 27].

Il y a donc d'abord une démarche personnelle, un besoin de saisir, de prendre conscience, d'exprimer. Bernard Haillant explique , en ce qui le concerne, le cheminement jusqu'à la création, jusqu'au partage: "Il y a des fois des bouleversements. Dans mon écorce terrestres il y a des fissures; dans ces fissures, ce ne sont pas des tremblements de terre, ce ne sont pas des volcans, ce sont des chansons: des textes, des musiques, des idées, des couleurs, des jaillissements".

Ensuite, tout le travail de l'écriture, de la composition, de la mise en scène d'un spectacle, c'est de "faire que ce soit le plus proche possible de la couleur intérieure que j'ai cru reconnaître". Par touches de couleurs&emdash;couleurs des mots, couleurs des sons&emdash;, il s'efforce de créer une espèce de tableau qui est d'abord le sien, mais le plus beau et le plus sincère possible, puisqu'il veut l'offrir ensuite. "A ce moment-là, mon souci n'est pas que les gens pensent comme moi, comprennent exactement comme moi; mon souci, simplement, c'est d'aller toucher des cordes chez les personnes", de les mettre en vibration, de les faire entrer en résonance.

Pour Julos Beaucarne aussi, le chanteur est "le gardien des frissons", et son spectacle vise à faire entrer les spectateurs en "état vibratoire". On peut peut-être se demander si tous les frissons sont forcément bons. Ne peut-on pas faire frissoner ce qu'il y a de plus bas dans l'homme? Ce n'est guère à craindre de Julos, ce doux militant pour le Front de Libération... des Arbres Fruitiers; ni de Bernard Haillant, dont l'intégrité est évidente; mais la question reste posée.

De toute façon, le chanteur ne peut pas forcer, car ces cordes ne sont pas les siennes, mais chante dans l'espoir d'une rencontre, d'un échange, à un niveau au-delà du simple discours rationnel. Ses chansons, profondément ancrées dans sa vie (y compris dans son imagination: elle fait partie, elle aussi, de la vie) rejoignent à ce niveau-là la vie de tout homme.

Il est probable que, plus on arrive à exprimer en profondeur ce que l'on vit et ressent soi-même, plus on touche des cordes humaines universelles. Je me souviens encore d'un spectacle que j'ai vu il y a plus de vingt-cinq ans, un montage de chansons traditionnels américaines, de spirituals, de chansons contemporaines, intitulé All Man is but One Man, qui allait très loin dans ce sens.

La chanson est un art éminemment populaire, sinon universelle. Elle permet de se dire, de se reconnaître, d'abord personnellement, puis au niveau d'un groupe d'amis ou d'une salle de spectacle, même d'un peuple ou d'une nation, et, finalement, au-delà de toute barrière de langue et de culture, tout simplement en tant qu'être humain qui porte son lot de peines et de joies, de certitudes et de doutes, de colères et d'espoirs. Elle est le reflet précis, particulier, évocateur d'une culture et d'une époque données, qu'elle pourrait ainsi permettre de comprendre de l'intérieur. En même temps, elle jette des ponts au-dessus des différences d'époque, de langue, de culture. Ayant moi-même appris le français à partir de chansons&emdash;de "A la claire fontaine" et "Vive la rose" jusqu'à "Chanson pour l'Auvergnat"&emdash;, je peux proposer une version plus flatteuse de la vieille scie: ne serait-il pas possible qu'en France "tout commence par des chansons"?

Georges Moustaki

Tout a commencé par des chansons...

Ma propre carrière de professeur de langue et littérature françaises a ses racines bien plantées dans la chanson. Classiciste parti en Allemagne pour apprendre l'allemand comme langue de recherches, je me suis trouvé dans le cadre international du célèbre Goethe-Institut, entouré d'étudiants venant de divers pays. Notre lingua franca était bien sûr l'allemand, mais il y avait également des groupes d'un même pays qui se retrouvaient le soir pour se reposer des rigueurs de six heures par jour de classe entièrement en allemand. Entre autres, les Français chantaient des chansons à la mode à ce moment-là: "Milord", que Moustaki avait écrit pour Piaf, "L'eau vive", de Guy Béart, deux ou trois chansons de Brassens, ainsi que des chansons de feu de camp.

C'est ainsi que j'ai amorcé mon apprentissage du français. Trois mois plus tard, la tête pleine de chansons et un petit dictionnaire de poche allemand-français à la main, j'écrivais des lettres en français à la Française qui m'avait appris ces chansons à la guitare. Trois ans plus tard, boursier Fulbright à Paris, j'ai épousé mon amie chanteuse. Depuis, je suis devenu, tout à fait par hasard, prof de français. On ne sait jamais où peut mener la chanson!

[Ce texte reprend essentiellement l'article du même nom sorti dans la revue Esprit (juillet-août 1983), et qui a déjà été réutilisé dans mon petit livre, La Clef des chants: La Chanson dans le classe de français (Cambridge MA: Polyglot Productions, 1986)]

 

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